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Le
Journal. - Mercredi 23 avril 1913. N° 7514.
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Quand
Deibler eut, lundi matin, terminé sa tâche, les
spectateurs, qui regardaient sans voir, eurent la sensation
que, si les bandits étaient morts, leur énigme
était vivante, et que la guillotine avait tout fini
sans rien expliquer.
Or voici que, sur leurs âmes puériles et féroces
que n'avaient éclairées ni le grand jour des
assises, ni l'aube de l'échafaud, se lève soudainement
une lumière d'outre-tombe.
M. Georges Boucheron, défenseur de Callemin, nous adresse
la lettre suivante :
Paris,
le 21 avril 1913. Monsieur le Directeur,
Je
vous adresse ci-joint une lettre de Callemin, mon client,
et une série de documents.
Callemin,
dans cette lettre, quelques jours avant sa mort, me priait
de faire publier les documents qu'il m'avait remis sous enveloppe
cachetée, et desquels je m'étais engagé
à ne prendre connaissance qu'au moment par lui fixé.
Il m'a, à nouveau, hier matin, pendant sa dernière
toilette, exprimé formellement son désir ; au
pied de L'échafaud, il formulait publiquement sa volonté
en disant à M. Emile Michon : " N'oubliez pas
mon livre."
Son
dernier voeu est pour moi sacré. C'est pourquoi je
vous remets les documents qu'il m'a confiés.
Il manquera au travail de Callemin un chapitre, celui dans
lequel il comptait s'élever contre l'illégalisme
anarchiste et faire profiter les jeunes gens tentés
de l'imiter de l'expérience pénible qu'il avait
acquise.
Je ne puis, ici, que très succinctement vous dire qu'il
avait compris le vide des théories d'illégalisme
anarchiste qui le conduisirent à l'échafaud,
et cela non par crainte, il n'était pas accessible
à ce sentiment, mais après mûre réflexion
et de longues méditations.
J'essaierai,
non dans vos colonnes, mais dans l'ouvrage que je prépare,
d'arrêter ceux qui seraient tentés de continuer
à mettre en application, les théories néfastes
qui viennent d'aboutir à la décapitation de
trois de leurs adeptes, après avoir semé les
routes des cadavres de victimes ou de coupables ; je le ferai
avec moins " d'autorité " que Callemin, mais
j'exaucerai le dernier voeu d'un homme - presque un enfant
- qui vient de mourir dignement, payant sa dette à
la société sans forfanterie et sans faiblesse.
Puissent
ces mémoires et les idées contenues dans son
journal de prison racheter un peu les fautes commises, ou
tout au moins les expliquer.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur l'assurance
J.
BOUCHERON
Avocat à la Cour.
A cette lettre d'envoi était joint ce mot de Callemin
La
Santé, 18 avril 1913.
Mon
cher maître,
Sans trop de présomptions, il m'est actuellement possible
de vous dire : " Tout est consommé ! "
Je n'ai donc plus de raisons pour m'opposer à ce que
vous preniez connaissance des écrits que je vous ai
remis il y a quelque temps déjà.
Je vous demanderai tout d'abord un peu d'indulgence pour les
pénibles surprises que cette lecture vous réserve,
Car vous en eûtes déjà à l'audience,
lors de mon brusque revirement d'attitude, pour vous inexplicable.
Je vous demande de faire publier en mon nom ces écrits,
et je vous prie de ne pas oublier ma formation d'esprit ;
les faits nouveaux que vous trouverez dans mes documents,
tout invraisemblable que cela puisse paraître ne sont
pas du roman. Je ne fus jamais de ceux qui prétendent
qu'il est nécessaire " d'habiller " la vérité.
Croyez-moi
bien votre
R.
Callemin.
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Fac-similé
de la première phrase des Notes de Callemin sur
la peine de mort. |
Sur
la peine de mort.
M.
Moucheron nous a remis hier les notes de Raymond la Science.
Avant de commencer l'histoire de la bande tragique, nous en
extrayons ces considérations - évidemment de
circonstance - sur l'inutilité de la peine de mort,
considérations où se retrouve l'ensemble des
vanités et des faiblesses qui dévoyèrent
son cerveau de vingt ans :
Peu importe mon cas personnel. Mais cependant,
puisque j'ai la faculté de coordonner une ou deux propositions
avec assez de bonheur, je profite de ma situation un peu spéciale
pour émettre quelques réflexions.
L'argument caduc de la moralisation par l'application de cette
peine n'ose même plus être retenu par ses partisans.
il reste donc celui-ci avec lequel on croit triompher : la
guillotine doit fonctionner pour effrayer mécaniquement
le criminel.
Disons-le de suite, l'expérience semble prouver le
contraire ; cette peur se manifeste surtout quand la condamnation
est prononcée, moment qui, en général,
est un peu tardif pour permettre le non-accomplissement du
crime.
Un seul homme donc pourrait véritablement profiter
de " l'enseignement " donné par cette condamnation.
Or, on le tue, il meurt ; voilà donc une expérience
inutile, passablement stérile. De plus, ces individus
n'ont pas, en général, la possibilité
d'extérioriser d'une façon convenable, les impressions
ressenties et les angoisses subies.
Evidemment il y a bien les articles de journaux, les chroniques
ou même les oeuvres philosophiques; mais peut-on sérieusement
soutenir que ces écrits pénètrent précisément
dans les milieux où se développe et où
croit le crime ?
Faisons maintenant ces quelques généralités
pour serrer les faits d'un peu près et étudions,
par exemple, d'une façon sommaire, la genèse
d'un crime.
Et
d'abord, qu'est-ce qu'un crime ? Ceci n'est pas une plaisanterie
; j'ai pu réfléchir, en effet d'une façon
assez utile en partant de mon cas personnel.
Je
suis arrivé à des conclusions qui m'ont quelque
peu effrayé et que, par conséquent, je n'énoncerai
pas. La conclusion définitive qui s'est imposée
à moi est celle-ci : c'est l'attentat contre la vie
humaine ; mais je crois fermement ce corollaire nécessaire
: perpétré dans certaines conditions.
Je m'en tiendrai à cette formule, peut-être trop
synthétique, pour ne pas devoir dire des choses désagréable.
Cela veut dire que parfois la suppression: des vies humaines
est récompensée d'une:, façon honorifique,
tandis que dans d'autres cas l'on voue l'individu à
l'exécration universelle. Mais passons, je m'aventure
là sur un terrain dangereux.
Un
philosophe que je goûte beaucoup a calculé que
chaque individu vivant actuellement descend d'une lignée
ininterrompue
..
Immédiatement
l'on peut se dire que parmi ces ancêtres il peut se
trouver des individus ayant été ou potentats
ou guerriers, dont les particularités acquises peuvent
nous être transmises par hérédité.
Que
penser alors ? Simplement ceci : que dans l'arrière-boutique
d'un pauvre tisserand naît parfois un enfant au caractère
de despote, indomptable, qui, étant donné les
conditions sociales ambiantes, ne manquera pas de faire un
farouche révolté. Incontestablement, voilà
un point acquis, et il est quelque peu suggestif.
Mais je reprends mon argument relativement à la crainte
que l'on prétend faire éprouver au criminel.
Sans doute, il y a plus d'un exemple qui démontre la
lâcheté de ce dernier au moment décisif
; mais encore ai-je peur que ces expériences passées
soient légèrement dénaturées par
leur caractère officiel.
Les
conditions mêmes de vie dans lesquelles le condamné
passe ses derniers moments ont un caractère vraiment
effrayant. Pour ma part, je ne m'étonne nullement de
la faiblesse morale de certains, car on l'aurait à
moins. Et je suis bien sûr que plus d'un qui le constate
sardoniquement n'aurait pas le courage de regarder sa situation
en face.
Quant à considérer ses amis du dehors on des
émules et pouvoir affirmer que eux aussi ils auront
peur, que nenni. J'ai pu voir certaines inscriptions murales
et entendre des conversations particulières, où
les prisonniers s'excitent mutuellement au courage, à
l'audace et défient même superbement la guillotine.
Celle-ci est, en somme, un dernier et glorieux piédestal
d'où on lance un superbe anathème à la
société, et sans doute y mourir constitue pour
les soldats du crime une gloriole équivalente à
celle du soldat tombant aux avant-postes.
Malgré toute l'expérience de l'auteur, écrivant
à l'ombre déjà, montante du couperet
ces considérations audacieuses et confuses, celles-ci
ne pèseront sans doute que d'un poids médiocre
sur la mentalité des criminalistes et l'avenir des
lois. Peu nous importe, d'ailleurs.
A
partir d'aujourd'hui, ce n'est plus à Raymond la Science
que nous aurons affaire, c'est à Raymond l'Histoire,
au mort qui va parler et qui nous apporte, dans son témoignage
posthume, le secret de la bande tragique.
Raymond
Callemin, dit Raymond la Science.
"A
suivre."
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Raymond
Callemin né à Bruxelles le 26 mars 1890 et mort
à Paris le 21 avril 1913, est un anarchiste belge,
plus connu sous le surnom de Raymond la Science, il fut l'un
des membres les plus actifs de la Bande à Bonnot. Arrêté
le 7 avril 1912, 48 rue de la Tour d'Auvergne à Paris[1]
, il comparaîtra avec 21 autres membres de la bande
aux assises de la Seine[réf. nécessaire]. Lors
du verdict, il est l'un des quatre à être condamné
à mort. Il mourra guillotiné devant les portes
de la prison de la Santé à Paris, le 21 avril
1913.
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