Le Magasin Pittoresque.

Le Journal/le 1 avril 1912.

Soudy et son hôte sont amenés à Paris.


Soudy et son hôte sont amenés à Paris.

On saisit, à la poste de Berck, une importante correspondance adressée chez Baraille à la Villa Suzanne.

Soudy prononce d'énigmatiques paroles :
" Je ne dirai rien tant que les autres ne seront pas à l'abri. "
" Je peux bien mourir, d'autres mourront.

"Berck-Plage, 31 mars. (Par dépêche de notre envoyé spécial.)

- Il serait difficile de trouver, pour se soustraire aux recherches de la police, un endroit mieux choisi que celui qui servit ces jours derniers de refuge à André Soudy. Imaginez un chalet bâti au milieu des dunes, et dont on n'aperçoit des routes voisines que la toiture, qui semble émerger des monticules de sable. Ce chalet, connu sous le nom de "villa Suzanne ", s'élève à proximité du rivage de la mer, dans le quartier Terminus, qui est l'un des moins fréquentés de Berck. André soudy recevait là l'hospitalité d'un militant anarchiste, Barthélemy Baraille, qui fut, vous le savez, également arrêté hier.
Comment le bandit vint-il échouer à Berck ? Je suis allé le demander à la femme et au frère de son hôte. Ceux-ci, à la vérité, ne se montrèrent guère prolixes. Comme je priai Mme Baraille de me dire si elle avait au moins connu la présence d'André Soudy sous son toit ?
Non, me répondit-elle. J'étais alitée, et mon mari ne me met pas au courant de ses affaires. Quand la police est venue perquisitionner hier, j'ai été prise d'un saisissement tel que je me suis enfuie chez une voisine. Mme Garnier. Un agent se lança revolver au poing, à ma poursuite. Au moment où il allait m'atteindre je tombai en syncope, J'eus ensuite une violente hémorragie. On du me porter dans mon lit, et depuis je l'ai pas quitté. Y a-t-il eu ces jours-ci un étranger chez moi, je vous répète que je ne sais rien.
Il y a évidemment chez Mme Baraille, qui partage les convictions révolutionnaires de son mari, un parti pris de silence, et je n'insiste pas.
Son beau-frère, Jean-Baptiste Baraille, que la police, hier, malmena quelque peu, ne se montra pas moins réservé. Il me confessa cependant que le nouveau venu partageait son propre lit et prenait ses repas à la table familiale.
Et que vous dit votre beau-frère, en vous présentant son hôte ? Vous le nomma-t-il ? Vous fournit-il sur lui quelques détails ?
-Nom. A une question que je lui posais, il répondit simplement : " C'est quelqu'un qui est venu. "
-Et l'inconnu lui-même, vous fit-il quelques confidences ?
- Aucune.
- Ainsi cet homme, durant plusieurs jours, prit ses repas avec vous, dormit à vos côtés, et il ne vous a pas adressé la parole, et vous lui avez rien demandé ?
- Non. Il a plu à mon frère de le recevoir. Je ne suis pas le maître ici, je n'avais rien à dire.

M.Jean Baptiste Baraille n'est point curieux. D'autres personnes l'ont été plus que lui, et voici les quelques renseignements que j'ai pu recueillir sur le séjour d'André Soudy à Berk. C'est mardi dernier que le bandit arriva à la villa Suzanne. Son passage avait été auparavant signalé à Etaples, puis à Paris-Plage. L'homme paraissait souffreteux et les voisins des époux Baraille croyaient que c'était un malade qui était venu ici pour se soigner. Et, de fait il ne se livrait à aucun travail et allait chaque jour faire de longues promenades au bord de la mer.
-Vendredi dernier, il vit sur la plage la fillette des époux Garnier, la jeune Simone. Il lia conversation avec elle, lui donna des gâteaux et laissa échapper cette réflexion : " Quel dommage que je ne puisse rester plus longtemps ici. Je vais être obligé de partir. "
-Mardi Mme Garnier, de son côté, aperçut deux fois Soudy en allant prendre des nouvelles de Mme Baraille, elle le vit d'abord lisant dans la salle à manger, puis le lendemain, procédant à sa toilette dans la cuisine, et les deux fois il détourna la tête comme s'il avait voulu n'être pas reconnu.
-Un indicateur mit, vous le savez, la Sûreté de Paris et la Sûreté générale sur la piste d'André Soudy. L'anarchiste criminel, ne se sentant plus en surveillance à Berck, se disposait à partir hier pour Amiens par le train de 2h. 40 de l'après midi. Il allait pénétrer sur le quai de la gare et présentait déjà son billet au contrôleur, lorsque M.Juin, le brigadier Colmar et l'inspecteur Severt l'appréhendèrent et le mirent incontinent dans l'impossibilité de nuire. Soudy fut enfermé à la gendarmerie. On trouva dans ses poches, comme le Journal la relaté, un revolver browning chargé de balles blindées, une somme de 969 francs dont il ne voulut pas indiquer la provenance, et un flacon contenant du cyanure de potassium. Détail à noter : le revolver est précisément un de ceux qui furent volés dans le cambriolage de l'armurier de la rue La Fayette.
-A M.Juin le prisonnier déclara : - Vous avez eu de la veine de m'avoir si facilement.
Plus tard, comme on le questionnait sur les attentats de la bande Garnier, bonnot et consorts, il prétendit y être complètement étranger. - D'ailleurs, a-t-il ajouté, je ne parlerai que devant le juge d'instruction.
Enfin, au moment d'être embarqué dans le train pour Paris, Soudy proféra ces énigmatiques paroles : - Je ne dirai rien tant que les autres ne seront pas à l'abri.
Barthélemy Baraille l'hôte du Bandit, habite Berck depuis le mois d'octobre. C'est un homme d'une trentaine d'années, imbu d'idées anarchistes. Ouvrier de la traction aux ateliers du chemin de fer du Nord, à Anzin, il fut révoqué à la suite de la dernière grève des cheminots. Sa femme se fixa alors à Rambouillet, chez M.Dudrague, tandis que lui se mit à voyager comme colleur d'affiches au service d'une entreprise de publicité dans les gares. Il entra ensuite comme lampiste à la compagnie du chemin de fer d'intérêt local de Berck à Paris-Plage. Son frère, jean-batiste, remplit sur la même ligne les fonctions de chauffeur. C'est au dépôt de la compagnie, à Bellevue-les-Dunes, Barthélemy Baraille fut appréhendé, hier soir à quatre heures. Il était occupé avec le chef de gare à revernir un wagon de troisième classe, quand un gendarme et un agent de la Sûreté, après l'avoir mandé, se saisirent de lui. Il n'opposa aucune résistance, se bornant à dire : - C'est une plaisanterie.
Interrogé par M.Juin, il déclara que Soudy, s'étant présenté à lui comme un compagnon libertaire et lui ayant demandé l'hospitalité, il n'avait pas cru devoir la lui refuser.
-J'ignorais, ajoute-t-il, qu'il eût pris part aux derniers attentats. Au surplus, si je suis anarchiste convaincu, je réprouve avec énergie tout acte criminel. Une perquisition opérée à la villa Suzanne a amené la découverte d'une volumineuse correspondance et d'une grande quantité de journaux, de brochures anarchistes. Tous ses papiers ont été envoyés à Paris pour être soumis à l'examen de M.Gilbert. On a également saisi un paquet et deux valises jaunes, un pardessus de voyage de couleur grise, un chapeau de peluche verte, le tout appartenant à Soudy.

Des renseignements précieux


L'enquête s'est poursuivie à Berck aujourd'hui. Le commissaire de police a saisi à la poste un certain nombre de lettres, adressées à des noms divers, au domicile de Baraille. Quelques-unes d'entre elles, venant de Paris, étaient, croit-on, destinées à Soudy et contiendraient des renseignements du plus grand intérêt. Elles ont été expédiées par l'intermédiaire du contrôle des recherches de la Sûreté générale à M.Gilbert, le juge chargé d'instruire l'affaire des bandits.-
RAOUL SABATIER.

L'arrivée de Soudy

André Soudy a débarqué hier matin à 4h. 15 du train qui l'amenait de Berck. Il y avait peu de monde à l'attendre à la gare du Nord, et six agents suffirent pour maintenir les curieux, des journalistes, quelques voyageurs et des employés du chemin de fer.
Soudy descendit du compartiment entre le brigadier Colmar et M.Juin. Il ne paraissait nullement ému. Vêtu d'un pardessus de voyage, coiffé d'une casquette anglaise, il avait l'air presque élégant. Quoi qu'il eût les menottes aux mains, il ne paraissait nullement gêné dans ses mouvements ; leste, souple, il sauta sur le quai avec aisance.
Des cris hostiles s'élevèrent, un employé du Nord, M.Jules D... exaspéré, s'élança vers l'homme à la carabine et lui lança un coup de poing ; très calme, Soudy para le coup d'un léger mouvement de recul et la main indignée alla frapper l'oreille de M.Colmar. On arrêta aussitôt le manifestant qui, tout penaud, fut conduit au commissariat, où il se confondit en excuses !
-Pendant cela Soudy traversait le commissariat spécial et la cour d'arrivée qui fait face à la rue Chantilly, il montait dans le taxi-auto 568x7, avec le commissaire Juin et Escande, le brigadier Colmar et un inspecteur, et bientôt le véhicule filait rapidement vers le quai des Orfèvres.

Soudy à la Sûreté

Soudy fut conduit dans le bureau de M.Guichard, où il déclina son état civil. On voulut le questionner. Il ne répondit que d'une façon évasive. Puis il murmura soudain ces paroles étranges :
-Je peux mourir, d'autres mourront.
Après les formalités, il fut conduit au Dépôt, où le docteur Paul vint l'examiner. Le médecin légiste a sur le poignet gauche de l'inculpé une légère éraflure dont la provenance n'a pas été expliquée. Une faible poussée de tuberculose a en outre été constatée chez André Soudy, qui, cependant, à l'heure actuelle se trouve encore dans un état de santé relativement satisfaisant.
A midi, Soudy a été conduit à la prison à la prison de la Santé, où il a été écroué.
M.Juin raconte son voyage

M.Jouin, le sous-chef de la Sûreté, avant d'aller prendre un repos bien gagné, car il avait passé deux nuits en chemin de fer, a bien voulu donner quelques brèves explications sur la façon dont il a capturé Soudy. Accompagné de l'inspecteur Sevestre, le magistrat s'était, comme il le dit "fait en fourneau ", c'est-à-dire qu'il s'était déguisé en cheminot, puis tous deux avaient pris le chemin des Dunes, où, dans un endroit isolé, se trouve la villa Suzanne.
Couchés dans le sable, le sous-chef de la Sûreté et son compagnon exploraient des yeux les alentours.
Soudain, un homme sortit de la villa, le visage enveloppé dans un ample cache-nez. Soudy, car c'était lui, jeta un regard circulaire autour de lui, et, d'un pas tranquille, se mit en marche.
M.Juin et l'inspecteur le laissèrent passer et gagner ainsi près d'un kilomètre d'avance. Après quoi, ils le filèrent.
Soudy gagna la ville, fit des détours nombreux et se dirigea finalement chez un médecin : il avait en effet pour mission de prévenir le patricien que la femme de son ami Baraille était malade. Cette commission faite, il gagna la gare.
M.Juin le laissa prendre son billet. En route, il avait rejoint M.Escandre et l'inspecteur principal Colmar. Au moment où Soudy causait avec la marchande de journaux, le magistrat lui fit le coup "de la ceinture ", en même temps M.Colmar lui paralysait le bras. Le malfaiteur fut en un instant réduit à l'impuissance. Il était temps, car en quelques secondes Soudy avait recouvré tout son sang-froid, et c'est sans trouble qu'il dit à M.Juin : " Vous avez de la chance, sans ça je vous brûlais et je me suicidais ensuite "

Les dix derniers mois de Soudy

Soudy pendant ces deux derniers mois, et a établi qu'après avoir purgé Le service de la Sûreté a reconstitué l'emploi du temps de quatre mois de prison à Fresnes, il était resté deux mois à l'hôpital ..Tenon ? , puis avait fait une convalescence de deux mois à l'asile de Charenton-Saint-Maurice. Après quoi il avait passé deux autres mois au sanatorium d'Angicourt.

L'hôte de Soudy amené à Paris

Baraille l'employé du chemin de fer de Berck, qui avait donné asile à Soudy dans la villa Suzanne, où il habite, avait été, samedi soir, conduit à Montreuil-sur-Mer, où il passa la nuit à la prison. Hier matin après avoir été sommairement interrogé par le juge d'instruction de Montreuil, il a été remis à deux agents de la Sûreté générale, qui avaient la mission de le conduire à Paris.
Baraille est arrivé à la gare du Nord à six heures quinze. Son passage au milieu de la foule n'a pas été remarqué et vingt minutes après, il était remis entre les mains de M. Xavier Guichard, qui le fit aussitôt conduire au Dépôt.
Baraille sera interrogé ce matin par M. Gilbert, juge d'instruction.

Au parquet


Hier matin, dès la première heure, les magistrats de l'instruction étaient à leur poste, prêts pour l'interrogatoire d'André Soudy. Celui-ci fut amené de la Sûreté au cabinet de M. Gilbert. Le juge se borna à constater son identité et à lui signifier qu'il l'inculpait de vol et d'association de malfaiteurs.
Soudy entendit sans sourciller les paroles du magistrat.
- Je m'expliquerai, se borna-t-il à répondre, en présence de mon avocat, M. Emile Doublet.
Dans l'après-midi, une longue conférence a réuni à nouveau MM.Lesscouvé, procureur de la République ; Gilbert, juge d'instruction ; Guichard, chef de la Sûreté, et le substitut Sautrand. Les détails de la procédure à suivre à suivre envers les criminels et leurs complices ont été envisagées à l'effet d'assurer une prompte répression des crimes commis et de prévenir le renouvellement de semblables attentats.