Le Magasin Pittoresque./1846- page 131 et 132.

Lettre d'un sorcier.

 

(Cercle magique tracé par un sorcier alsacien en 1601.)

On a découvert récemment, parmi les nombreux dossiers de procédure criminelle conservés dans les archives du Haut-Rhin, une lettre fort curieuse portant la date de 1601 ; elle est écrite en allemand par Jean Habiszreuttinger, maître d'école à Ohenheim, et adressée à Jacques de Rathsamhausen, seigneur d'Ehenweihr. Un dessin figurant un cercle magique accompagne cette lettre.

" Au noble et gracieux seigneur Jacques de Rathsamhausen, seigneur d'Ehenweihr.
" Que mes services soient le sûr garant de mon attachement à votre personne, noble et puissant seigneur.
" La chronique nous enseigne que nos pères vénéraient les talents surnaturels, comme ils honoraient l'astronomie et la chevalerie, et qu'il y en eu même qui, pour obtenir ces talents, livraient à Satan leur corps et leur âme, et soumis à son empire devenaient ses véritables écoliers (schueler).
" Dans ma jeunesse, un penchant mystérieux, je ne sais quelle passion, m'entraîna vers cette étude particulière. Il y a sept ans, c'était le 23 janvier de l'année 1594, je m'adressai à l'esprit malin et le priai de m'instruire dans son art en m'engageant de le servir et de lui être soumis.
" Comme mon temps d'apprentissage vient d'expirer le printemps dernier, et que l'esprit malin, suivant le pacte que j'avais fait avec lui, sera sous ma puissance pendant le restant de mes jours, et qu'il m'obéira comme je lui ai obéi moi-même pendant sept ans, j'ai résolu de faire profiter les autres de mon art et de faire mes preuves aux yeux de tout le monde.
" Votre grâce sait sans doute que deux de vos sujettes sont affectées depuis plusieurs années de maladies graves et douloureuses, et que tous les remèdes originaires sont restés sans effet jusqu'ici. Il s'agit donc de savoir si la maladie est naturelle ou si elle ne l'est pas, selon qu'elle provient de Dieu ou de Satan ; car si elle est surnaturelle, elle devra être traitée par des remèdes surnaturels, et alors je m'engage de guérir ces femmes. C'est pourquoi je prends la liberté de supplier votre grâce de m'accorder la permission, contre une droit de 3 couronnes d'or, de donner une preuve évidente de mes connaissances dans l'art magique ; et que l'on ne doute pas de mon pouvoir, car tout le monde pourra se convaincre que, depuis le Christ, jamais miracle pareil n'aura été connu sur la terre.
" Je tracerai un cercle près de la commune de Grussenheim soumise à votre juridiction, à l'endroit où tant d'hommes d'armes ont été taillés en pièces ; je placerai au milieu un cercueil qui figurera le cimetière, le tombe des martyrs ; aux quatre côtés se placeront les quatre fléaux avec leurs attributs, et armés de verges ; le docteur Jacques de Grussenheim remplira le rôle de la Mort ; la femme Kilber dudit lieu représentera la Famine ; Suzanne le Française fera la Peste, et moi, je me charge du rôle de la Guerre. Personne ne devra entrer dans le cercle, excepté les six personnes qui y sont figurées, et leurs noms devront rester cachés à tout le monde.
" Le matin, une procession solennelle, avec croix et bannières, fera le tour du cercle, et on lira des évangiles devant chacun des quatre fléaux. Peut-être le curé de Grussenheim s'y refusera-t-il ; il dira qu'il ne peut pas se prêter à des œuvres de Satan. Mais qu'il sache que ce que j'ai à faire voir ne doit servir qu'à la glorification du nom de Dieu, et qu'il renouvelle par mes mains le miracle de Moïse et du Christ, afin de réveiller les hommes de leur apathie, ce que doivent représenter les verges des quatre fléaux qui doivent châtier l'univers. Que l'on fasse donc ce que je demande, et je me charge du reste.

" Pour prouver, mon gracieux seigneur, qu'il n'y a pas de charlatanisme dans mes actes, je consens à être à être brûlé vif par le bourreau et à encourir la réprobation du peuple, si mes paroles sont fausses, et si je réussis pas dans mon épreuve.

"Donné àOhnenheim, le jour de la Saint-André de l'année 1601.

"De notre grâce, le très respectueux et obéissant sujet.

"Signé, Jean Habiszreuttinger, maître d'école."

L'on ne voit pas si l'épreuve eu lieu et si elle a réussi: il est probable que le seigneur et le curé ne l'avaient point autorisée. Quoi qu'il en ait été, le sorcier fut incarcéré à Strasbourg, où il paya pour sans doute de sa vie son impudente proposition(*).

* Nous devons la communication de ce document curieux à M.J.Dietrich, archiviste-adjoint à Colmar.