Quand
l'école était fermée, Ichabod devenait le compagnon
de jeu de ses plus grands élèves, et, dans l'après-midi
des jours de fête, il reconduisait chez eux ceux des plus petits
qui avaient le bonheur d'avoir pour mères de bonnes femmes de
ménage renommées par leur habilité dans l'art de
faire les tourtes et les plumpuddings. La vérité est qu'à
défaut de bon naturel, la nécessité eût conseillé
au pauvre instituteur de se maintenir dans de bons rapports avec ses
élèves et leurs parents. Le revenu annuel de l'école,
excessivement modeste, aurait à peine suffi pour lui fournir
sa ration nécessaire de pain quotidien. C'était à
peu près comme en France.
Il était grand mangeur, et, quoique maigre, son gosier semblait
doué du pouvoir dilatateur d'un boa. Il ne demandait rien, car
il n'eût point voulu abaisser sa dignité jusque là
; mais il profitait des murs du pays et des anciens usages de
sa profession pour vivre alternativement une semaine chez chacun des
fermiers dont il instruisait les enfants, faisant ainsi gaiement sa
ronde sans autre bagage qu'un mouchoir de coton, qui contenait les humbles
ornements de sa personne. Encore, afin de n'être pas trop onéreux
à ses hôtes rustiques, toujours portés à
regarder les maîtres d'école comme des fainéants
de trop grand appétit, avait-il acquis plusieurs petites connaissances
pratiques aussi utiles qu'agréables. Par exemple, il pouvait
aider les fermiers à faire les meules de foin, à raccommoder
les barrières, à conduire les chevaux à l'abreuvoir,
à mener les vaches au pâturage, à couper du bois
et à mettre en ordre les provisions d'hiver.
Dans ces circonstances, il mettait tout à fait de côté
l'air imposant qui lui convenait si bien dans son petit empire, et il
se montrait merveilleusement reconnaissant et serviable. Il s'attirait
particulièrement la bienveillance des mères en soignant,
comme une vraie nourrice, les plus jeunes enfants, et on le voyait,
aussi magnanime que le lion qui tient un agneau entre ses griffes sans
lui faire mal, dorloter des heures entières un marmot sur ses
genoux, ou balancer du pied un berceau.
Il avait encore une autre ressource : il était maître de
musique vocale, et gagnait ainsi plusieurs schellings à enseigner
le plain-chant aux jeunes gens du voisinage. Ce n'était pas à
vrai dire, un sujet de peu de vanité pour lui, quand il prenait
sa place le dimanche sur le devant de la tribune de l'église,
entouré de ses meilleurs élèves ; sa voix dominait
toutes celles de la congrégation, et l'on assure que non-seulement
elle remplissait l'église, mais encore qu'elle se faisait entendre
à un mille de distance, - ce qui n'était pas étonnant,
au dire du fermier Jopkins, vu que ce n'était pas de la bouche
d'Ichabod que sortaient ces sons si puissant, mais bien de son grand
nez qui lui servait évidemment de trompe. En somme, l'honnête
instituteur faisait assez bien ses affaires ; et l'on voit du reste
qu'il le méritait, n'épargnant aucune peine et ne négligeant
aucun frais pour plaire à tout le monde.
Dans ses heures de loisir, Ichabod cherchait à accroître
sa science : en moins de quelques années, il était parvenu
à lire plusieurs livres en entiers, et il avait appris par cur
notamment la Sorcellerie de la Nouvelle-Angleterre, de Cotton Mather,
uvre pour laquelle il professait une parfaite vénération.
En effet, Ichabod n'avait pas échappé à l'influence
qui planait sur le val Dormant ; peut-être avait-il toujours été
disposé à croire aux choses extraordinaires, mais certainement
depuis qu'il était venu en ce pays singulier son goût pour
le surnaturel s'accroissait de jour en jour et surtout de nuit en nuit.
Il avait bien conservé un peu de fine malice, mais il avait laissé
s'étendre par-dessus une couche épaisse de crédulité.
Nul conte n'était trop invraisemblable pour le gouffre béant
de sa curiosité.
Un de ses délices était, quand l'école était
vide, de s'étendre mollement sur l'épais tapis de luzerne
qui bordait le petit ruisseau, et là, le visage tourné
vers le ciel, de déguster les contes effrayants du vieux Mather
jusqu'à ce que l'ombre du soir changeât la page imprimée
en un léger brouillard devant ses yeux. Alors il prenait lentement
le chemin de la ferme où il avait le bonheur d'être logé,
traversant les marécages, les champs, les bois, sous le charme
de ses rêves, frémissant aux moindres bruits de la nature,
à la plainte des branches courbées sous le vent, au croassement
du crapaud qui annonçait la tempête, au cris lugubre de
la chouette ou au battement d'ailes des oiseaux effrayés dans
les buissons. Les mouches luisantes dont les lueurs étranges
traversaient rapidement son chemin, ajoutaient aussi à son trouble
; mais si par hasard un lourd scarabée venait en volant se heurter
étourdiment contre lui, le pauvre hère tremblait de tous
ses membres, et se sentait prêt à rendre l'âme, persuadé
qu'il venait d'être touché par quelque malin génie,
et qu'il allait être transformé en bête ou en pierre.
Sa seule ressource, dans ces circonstances, pour retrouver un peu de
force, était de chanter à tue-tête une vieilles
psalmodies nasillardes qui allaient étonner et inquiéter
au loin les bons habitants du val Dormant, assis devant leurs portes.
Les impressions mystérieuses qui transformaient toute la nature
à ses yeux ne se dissipaient même pas entièrement
lorsqu'il se trouvait enfin dans la ferme, entouré de vraies
créatures de chair et d'os comme lui. Là, sous le manteau
de la cheminée, devant une rangée de pomme rôtissant
et crevant leur peau, il écoutait encore avidement les contes
merveilleux des vieilles femmes hollandaises sur les fantômes,
sur les champs hantés, les ruisseaux hantés, les ponts
hantés, les maisons hantées, et particulièrement
sur le fameux cavalier sans tête. Puis, à son tour, il
excitait les terreurs de l'auditoire, soit en racontant des anecdotes
de magie, des pronostics ambigus, des rencontres de mauvais présage,
en parlant des bruits singuliers qui, pendant la nuit, circulent dans
l'air ; soit en voulant expliquer scientifiquement la théorie
des comètes ou des étoiles filantes, ou prouver que le
monde roule réellement avec la rapidité d'un boulet de
canon, et que la moitié du temps nous sommes les uns et les autres
sens dessus dessous.
Un jour vint cependant où les ombres, les spectres, les apparitions,
parurent céder tout à coup leur don de tourmenter la cervelle
du pauvre instituteur, à un joli petit être vivant, bien
plus puissant qu'eux tous dans l'art de troubler l'esprit des faibles
mortels. Vous devinez : une jeune fille.