Le Magasin Pittoresque /1856 - page 229.

Le Val Dormant / Ichabod et Katrina (3).

 

Parmi les élèves d'Ichabod, qui s'assemblaient un des soirs de chaque semaine pour apprendre de lui le plain chant, brillait d'un éclat sans pareil Katrina Van-Tassel, fille unique d'un riche fermier hollandais. C'était une fraîche fleur de dix-huit ans, tendre et rose comme les pêches de son grand père, grassouillette comme une perdrix, citée partout non-seulement pour sa rare beauté, mais aussi pour ses grandes espérances. Elle était un peu coquette, ce qu'il était facile de voir à son art d'associer les modes anciennes et les modes modernes de la manière la plus favorable à son élégante petite personne. Elle se paraît des bijoux d'or pur que sa grand'mère avait apportés de Saardam, de l'éblouissante pièce d'estomac du vieux temps, et d'un jupon court qui laissait voir les pieds les plus mignons qu'il fût possible de rencontrer à dix lieues à la ronde.
Ichabod avait un cœur tendre, et il n'est pas étonnant que son pauvre cœur se fût pris aux sourires de Katrina, surtout après qu'il eut séjourné quelque temps dans la maison du père Baltus Van-Tassel, type parfait du fermier riche et heureux. Les pensées de ce brave homme ne s'aventuraient jamais au delà des frontières de sa ferme ; mais aussi tout était paisible et dans un ordre admirable autour de lui, et, voyant tout le monde content et bien nourri dans son domaine, il était satisfait de sa fortune sans en être orgueilleux.
Sa propriété était située sur le bord de l'Hudson, dans un de ces coins fertiles et abrités que les fermiers hollandais recherchent avec prédilection. De grands ormes étendaient leurs branches au-dessus de sa demeure, tandis que devant sa porte bouillonnait, dans un petit bassin, une source douce et pure qui se répandait ensuite dans une grasse prairie et, après s'être déroulée comme un ruban argenté, allait se confondre dans un cours d'eau voisin, sous les sureaux et les saules pleureurs. Près du corps principal de la ferme s'élevait une vaste grange qui, probablement, avait autrefois servi d'église ; les murs semblaient prêts à éclater sous la pression des trésors d'épis entassés à l'intérieur, où le fléau résonnait du matin au soir ; les hirondelles et les martinets effleuraient légèrement en gazouillant les bords du toit ; des rangées de pigeons regardaient en l'air comme pour deviner le temps, tandis que d'autres avaient la tête cachée sous leur aile ou enterrée dans leur estomac, roucoulant, se courbant autour de leurs dames, et jouissant sur les tuiles de la douce chaleur du soleil. Les porcs, lisses et pesants, grognaient de joie sur le fumier, dans le repos et l'abondance, laissant errer librement une troupe de petits cochons de lait qui faisaient parfois invasion au dehors et couraient çà et là comme s'ils eussent été transportés d'aise en aspirant le grand air. Un orgueilleux escadron d'oies, blanches comme la neige, se pavanait dans une large mare et escortait des flottes entières de canards. Des régiments de dindons mangeaient gloutonnement çà et là, dans tous les coins de la cour ; des pintades frétillaient autour d'eux avec le cri hargneux et criard de ménagères en mauvaise humeur. Enfin, devant la porte de la grange, se prélassait le galant coq, ce modèle des maris, des guerriers et des beaux gentilshommes, battant l'air de ses ailes brillantes, triomphant dans l'orgueil de son cœur, grattant parfois la terre de ses pattes, et appelant sa tribu de femmes et d'enfants pour partager le riche butin qu'il avait découvert.
L'eau venait à la bouche d'Ichabod lorsqu'il contemplait ce spectacle luxuriant. Son imagination active lui faisait voir en perspective les cochons de lait déjà rôtis, avec un pudding dans le ventre et une pomme dans la bouche ; les pigeons se pelotonnant comme de petites boules entre les murs dorés d'une pâté confortable ; les oies nageant au milieu de leur propre jus ; les canards causant intimement dans un beau plat de faïence bleu, comme des couples bien unis qui savent apprécier la véritable valeur d'une bonne sauce à l'oignon ; du côté de la porcherie, de larges bandes de lard et de succulents jambons se balançaient à ses yeux ravis ; les dindes farcies enfonçaient délicatement leurs longs gosiers sous leurs ailes, ou se chargeaient de longs colliers de saucisses savoureuses ; le noble coq lui même se couchait, pour lui plaire, sur son dos, dans un plat vermeil, et dressait en l'air ses pattes, comme pour obtenir la merci de son esprit chevaleresque avait dédaigné d'implorer pendant sa fière existence.
Maître Ichabod, tout exalté par cette sublime évocation, roulait ses grands yeux verts et les promenait de la ferme aux champs sur les grasses prairies, sur les fertiles moissons de blé, de riz, de sarrasin et de blé indien, sur les vergers couverts de fruits empourprés. Et plus il contemplait ces richesses, plus son cœur soupirait après l'héritière du digne M. Van-Tassen. Toutefois, chose étrange, il convoitait beaucoup moins ce riche domaine que l'argent que l'on pourrait en tirer pour servir à d'immenses échanges de terre sauvage et pour élever de somptueux palais dans le désert.
Une fois engagé dans ce nouveau courant d'idées, d'autres tableaux se déroulaient devant lui. Ichabod voyait la fraîche Katrina entourée d'une pépinière d'enfants, assise avec eux sur le sommet d'un fourgon chargé de meubles, d'ustensiles de ménage, pots, chaudrons, bassines, vases de toute espèce étincelant au soleil ; il se voyait lui-même à califourchon sur une paisible jument suivie d'un poulain, et toute cette joyeuse caravane cheminait, en toute sérénité, vers le Kentucky, vers le Tennessee, ou ailleurs, selon le bon plaisir de Dieu.
Mais une pensée assez sage s'éleva soudain de la partie la plus saine de l'esprit d'Ichabod, et elle lui représenta qu'avant d'entreprendre un si long voyage, il serait peut-être raisonnable de songer d'abord à se faire bien venir de la jeune héritière et de travailler à écarter les autres prétendants. Or, parmi les rivaux les plus redoutables d'Ichabod, se trouvait un certain villageois espiègle, tapageur, fanfaron, appelé Abraham, ou, pour s'accorder avec l'abréviation hollandaise, Brom Van-Brunt, célèbre dans toute la contrée par ses traits de hardiesse et de courage. Il était de large carrure et fortement membré ; de noirs cheveux bouclés encadraient sa tête ; dans son regard brillait une sorte de fierté provocante, et souvent un sourire moqueur contractait ses lèvres. Ses poings vigoureux avaient fait merveille dans plus d'une lutte, et personne ne pouvait lui être comparé pour l'habilité et la dextérité dans le noble exercice de l'équitation ; on le voyait toujours accourir le premier, semblable à un cavalier arabe, aux fête, aux courses et aux combats de coqs. L'ascendant que donne la force corporelle dans la vie rustique, faisait de lui l'arbitre naturel de toutes les disputes ; et lorsque, le chapeau sur l'oreille, il avait prononcé son arrêt, qui aurait osé le contredire et en appeler à un autre juge ? Il était toujours escorté de cinq ou six jeunes compagnons, qui le regardaient comme un modèle achevé ;il parcourait le pays à leur tête et, bon gré mal gré, se mêlait à toute les réunions, à toutes les danses, à tous les festins. Dans la froide saison, il avait coutume de porter un bonnet de fourrure terminé par une queue de renard flottante, et dès qu'on apercevait de loin cette crête formidable qui dominait son petit escadron, on frémissait, on se serrait, bonnes gens ! les uns contre les autres ; il semblait qu'on eût à redouter une attaque de soldats ennemis. Cependant on ne s'expliquait pas bien toute cette peur, car personne n'ignorait que Brom Van-Brunt avait beaucoup plus de malice que de méchanceté. Il est vrai que parfois, à minuit, sa troupe, passant au galop sur les sentiers pierreux, frappant aux portes des fermes, criant et poussant des hourras comme une bande de Cosaque du Don, effrayait les pauvres vieilles réveillées en sursaut ; et l'on sait qu'il n'est pas prudent, si l'on veut se conserver en bonne réputation, de troubler ainsi le sommeil des vieilles femmes. Par bonheur, les jeunes filles avaient plus d'indulgence pour les folles équipées de Van-Brunt, et l'on en voyait une preuve bien remarquable au moment où Ichabod s'avisa de rêver mariage et fortune : la jolie Katrina, la perle du val Dormant, avait touché le cœur de ce farouche héros ; il lui parlait souvent, la regardait plus souvent encore, et quoique sa manière de " faire la cour, " brusque et rude, ne ressemblât guère à ce qu'on a coutume d'appeler de ce doux nom, Katrina ne montrait nullement qu'elle en fût inquiète, ni chagrine ; si bien que l'on murmurait tout bas que vraisemblablement Brom Van-Brunt ne perdrait pas sa peine. Il est au moins certain que ses fréquentes visites avaient été un signal de retraite pour tous les poursuivants de la belle héritière : personne ne se souciait de se mettre en travers de cet amour, et le dimanche soir, quand on voyait le cheval de Brom Van-Brunt attaché à un anneau devant la porte de Van-Tassel, on n'avait garde, amoureux ou non, de franchir le seuil de la ferme ; on hâtait le pas sans chercher à attirer l'attention sur soi ; on allait causer ailleurs.
Tel était le rival que le pauvre Ichabod Crane s'était mis en tête de vaincre. Un homme plus fort aurait craint la concurrence et un homme plus sage y aurait de suite renoncé. Mais il y avait dans la nature du jeune maître d'école un heureux mélange de qualités qui peuvent quelquefois triompher de la force ; il était doué de volonté, de persévérance et de flexibilité. Il méditait longtemps ; il suivait ses pensées aussi loin qu'il leur plaisait d'aller : sa faiblesse le réduisait, il est vrai, à s'incliner parfois sous la plus légère pression ; mais un instant après, houp ! il était aussi droit et portait la tête aussi haute qu'auparavant.
Entrer en lice ouverte contre Brom Van-Brunt eût été de tous les partis à prendre le plus maladroit : autant eût valu souffler de la bouche contre un vent d'orage. Ichabod fit donc ses avances d'une façon tranquille et doucement insinuante. Sous le couvert de son caractère de maître de chant, il était autorisé à venir fréquemment à la ferme, et personne ne pouvait songer à deviner ses projets, même à l'intérieur de la ferme. Baltus Van-Tassel était une âme facile et indulgente ; il aimait sa fille mieux que sa pipe, et il avait une confiance dans sa petite raison. De son côté, la respectable Mme Van-Tassel avait assez à faire à surveiller et de gouverner sa basse-cour, sans se mettre martel en tête pour chercher à deviner les idées de tous ceux qui entraient à la maison ou en sortaient. La bonne femme allait, venait, s'agitait tout le jour, et filait le soir ; l'honnête Baltus fumait, en donnant ses ordres ou en observant les exploits d'un guerrier de bois qui, les deux mains armées de deux épées, combattait courageusement le vent sur le pinacle de la grange.
Pendant ce temps, Ichabod s'évertuait à rendre mille petits services à Katrina ou à captiver son attention en lui racontant des merveilleuses histoires, près de la source, sous les grands arbres. Katrina écoutait en souriant, même en rêvant ; et bientôt on aurait pu remarquer, Ô prodige ! Ô triomphe de l'esprit sur la force brutale ! que l'invincible Brom Van-Brunt, la terreur de la vallée, perdrait de jour en jour plus de terrain. Il devenait soucieux, silencieux ; on ne voyait plus son cheval aussi souvent attaché à la porte le soir du dimanche. Ses regards flamboyaient quand ils rencontraient la maigre personne du précepteur. Chaque jour on s'attendait à quelque provocation de sa part. Ah ! s'il eut été possible d'engager une dispute, de faire naître un prétexte, une occasion de lutte corps à corps ! mais, Ichabod était sur ses gardes : il ne se faisait aucune illusion sur la supériorité physique de son adversaire ; puis il avait quelque soupçon d'avoir entendu Brom murmurer "qu'il ploierait le maître d'école en quatre comme un habit, et le déposerait sur l'un des rayons de sa salle d'étude. " Et vraiment cet hercule était homme à faire une mauvaise plaisanterie de ce genre, laquelle eût été en réalité fort ridicule. Donc Ichabod redoublait d'attention sur sa langue, sur ses gestes, sur sa physionomie : il avait la douceur d'un ange, la réserve innocente d'un adolescent : il était insensible aux allusions, invulnérable aux railleries ; rien n'arrivait à troubler sa paix et sa sérénité.
Persuadé que jamais ce soupirant subtil ne se laisserait attirer en champ clos, Brom tint conseil avec ses amis, et le résultat de leur entretien fût qu'à la ruse il fallait opposer la ruse. Il s'ensuivit que bientôt Ichabod devint l'objet des persécutions les plus fantastiques qu'eût jamais endurées aucun citoyen du val Dormant. Un jour, son école s'emplissait tout à coup d'un nuage de fumée si épaisse que le maître ne pouvait plus voir ses élèves ; un autre jour, à son retour de la promenade, il trouvait tout son mobilier sens dessus dessous, encore que l'on n'eût pas même rompu le lien d'osier ni renversé les pieux appuyés sur les volets. Vers la nuit, on entendait des gémissements, des plaintes sortir de tous les angles de la vaste salle, et l'on eût dit que l'école était devenue le lieu de réunion de tous les sorciers du pays. Cependant ces mystifications et cent autres de même nature n'étaient point ce qui pouvait décourager Ichabod et le forcer à quitter le pays. Les mystères fantastiques, tout en l'effrayant un peu, n'étaient même point pour lui sans quelque charme.
Brom vit qu'il fallait avoir recours à d'autres expédients.
Il saisit toutes les occasions de tourner en ridicule le maître d'école. Par exemple, il avait un vilain chien pelé, auquel il apprit à hurler de la façon la plus burlesque, et il le présenta chez la jolie Katrina, à titre de concurrent d'Ichabod dans l'art d'enseigner le plain-chant. La belle ne se défendit point de rire ; mais Ichabod eut l'esprit de faire comme elle, et Brom en fut pour ses frais.
Quelques semaines s'écoulèrent ensuite sans autre incident : Brom méditait, pendant ce temps, un nouveau stratagème.