Un jour d'automne, Ichabod, distrait et rêveur, était assis
sur le tabouret élevé d'où il dominait, dans son
docte royaume, tous ses petits sujets. Sa main droite brandissait nonchalamment
son sceptre, la férule traditionnelle ; mais la verge de justice
reposait devant lui sur trois clous, contre le mur. Sa table était
couverte d'articles de contrebande et d'armes défensives prohibées,
pommes à demi rongées, canonnières, toupies, cages
à mouches, une légion de petits papiers en forme de cocottes.
Apparemment le digne magister venait de terrifier l'école par quelque
châtiment exemplaire : tous les écoliers avaient la tête
baissée sur leurs livres ou chuchotaient à voix très-basse,
et le silence était à peine troublé par le léger
bourdonnement de leurs lèvres, lorsqu'on vit entrer brusquement
un nègre vêtu d'une jaquette et d'un pantalon de gros drap,
la tête couverte d'un fragment de chapeau semblable au pétase
de Mercure ; il tirait derrière lui, par une corde en guise de
bride, un cheval hérissé, à moitié sauvage,
qui avança la tête jusque dans la salle. Ichabod se leva
subitement, prêt à interpeller les deux intrus ; mais le
nègre s'écria qu'il était envoyé par Balt
Van-Tassel, pour inviter maître Ichabod à une fête
qui devait avoir lieu, à la ferme, le soir même. Après
s'être acquitté de cet agréable message avec l'air
d'importance et l'accentuation solennelle particuliers à tout nègre
employé aux petites ambassades de cette nature, il monta sur son
cheval, sauta par-dessus le ruisseau et disparut bientôt dans la
vallée.
L'école,
si paisible quelques secondes auparavant, éclata tout à
coup en applaudissements et en clameurs ; on s'empressa de toutes parts
pour venir réciter, avec une volubilité inextricable, des
leçons mal apprises : l'instinct des écoliers est infaillible
; ils savaient bien, les malicieux ! que maître Ichabod ne pouvait
plus se montrer sévère, et qu'eût-il même voulu
ressaisir les rênes de l'autorité, il n'en aurait plus le
temps. Un quart d'heure après, les livres étaient jetés
pêle-mêle sur les rayons, les encriers roulaient sous les
bancs renversés, et les jeunes espiègles, s'échappant
comme un légion de diablotins déchaînés, allaient
se culbuter, en criant, sur la pelouse.
Notre galant Ichabod n'eut garde de se souvenir que sa tâche ordinaire
du jour n'était pas même à demi faite. Après
avoir passé près d'un heure à sa toilette, brossant
et nettoyant de son mieux son unique habit, d'un noir luisant ; après
avoir longuement étudié l'expression de ses regards dans
un morceau de miroir brisé, il se mit en route pour emprunter un
cheval au fermier le plus voisin, vieillard hollandais, très sujet
à des colère, qui s'appelait Hans Van-Ripper. Apparemment
Van-Ripper était, ce jour-là, en veine de bonne humeur ;
il prêta son cheval sans trop murmurer : à vrai dire, c'était
un pauvre animal (le cheval !) ; épuisé au travail de la
charrue il avait perdu presque tout ce qui constituait l'existence de
sa jeunesse, excepté ses vices. Il était décharné
; son poil rare lui donnait un air de vieille brosse ; son cou rappelait
celui du dromadaire, et sa tête celle d'un marteau ; sa queue et
sa crinière en désordre étaient nattées avec
de la bourre ; son il droit avait perdu sa pupille et errait de
ça et de là comme la fenêtre ronde d'une lanterne
de corne, tandis que l'autre avait la vivacité d'un feu follet.
Cependant, en souvenir de son ardeur éteinte et de son impétuosité
des années écoulées, on l'appelait Poudre-à-Canon.
Autrefois, il avait été le coursier favori de son maître,
le rude Van-Ripper, qui était parvenu à infuser un peu de
son propre caractère dans l'animal ; car, si vieux et si faible
qu'il fût, Poudre-à-Canon avait un fond d'humeur diabolique
qui le rendait plus redoutable que les jeunes pouliches les plus capricieuses
de la contrée.
On peut aisément se figurer quelle bonne tournure devait avoir
Ichabod, monté sur cette laide et mauvaise bête. Ses genoux
s'élevaient presque à la hauteur du pommeau de la selle
; ses coudes pointus, tirés en arrière et secoués
à chaque pas, faisaient l'effet des pattes d'une sauterelle qui
essaye de s'envoler ; sa cravache se balançait perpendiculairement
dans sa main, comme une férule ; son petit chapeau de laine descendait
sur son nez, et les pans de son habit s'étalaient jusqu'à
la queue de son cheval. Tout cet ensemble faisait un drôle d'amoureux.
Qu'importe ! le ciel était bleu, l'air tépide ; la nature
resplendissait d'une teinte rose et dorée ; les forêts étaient
colorées de brun et de jaune, sauf en quelques endroits, où
les arbres les plus tendres, déjà atteints par les premiers
froids, marbraient la nuance générale de leurs feuilles
orangées et écarlates. Par instants, des volées de
canards sauvages traversaient l'air ; on entendait le jappement de l'écureuil
sur les branches du chêne et du bouleau ; les petits oiseaux chantaient,
sautaient et se poursuivaient de buisson en buisson, d'arbre en arbre,
empressés de piller les graines répandues en profusion autour
d'eux. A travers leurs gazouillements joyeux, on entendait aussi ceux
des merles ; on entrevoyait dans le fourré le pivert avec ses ailes
dorées, sa crête cramoisie et sa gorge noire ; le splendide
oiseau de cèdre avec ses ailes de rouge, sa queue jaune et sa petite
huppe de plumes ; le geai se rengorgeant
dans son glorieux vêtement bleu de ciel, criant, bavardant, sautillant
et provoquant tous les chanteurs des bois.
Ichabod contemplait avec délices ce beau spectacle de l'automne,
symbole de l'abondance. Des pommes innombrables accablaient les arbres
de leur poids et en courbaient les branches jusqu'à terre ; d'autres
emplissaient déjà les paniers destinés au marché,
ou étaient réunies en petites collines et réservées
au pressoir à cidre. Plus loin, les champs de blé indien,
dont les épis d'or s'entremêlaient au vert feuillage, rappelaient
les gâteaux et les puddings de la ferme Van-Tassel ; les jaunes
citrouilles, qui tournaient leurs ventres rebondis au soleil, n'étaient
point non plus déplaisantes au regard ; et la douce odeur des ruches
attirait l'imagination de notre voyageur dans la riante perspective des
gâteaux à thé bien beurrés, et garnis de miel
et de mélasse par les délicates mains de Katrina.
Bercé dans ces pensées nourrissantes et ces espérances
sucrées, Ichabod arriva bientôt sur le sommet d'une longue
colline. Le soleil inclinait lentement son disque immense vers l'occident.
La surface du Tampan-Zee, calme et brillante, réfléchissait
tout le spectacle de la nature, l'ombre bleue d'une montagne, quelques
nuages dont les couleurs changeaient insensiblement à mesure que
s'abaissaient les derniers rayons du jour, les crêtes boisées
de ravins qui surplombaient en divers endroits la rivière. Au loin,
on apercevait un vaisseau aux voiles pendantes, doucement balancé
par la vague et parfois traversant des éclats de lumière
où il semblait suspendu dans l'air.
Il
était presque nuit lorsque Ichabod arriva dans le manoir de Balt
Van-Tassel. La réunion était nombreuse. Les vieux fermiers
à peau bronzée s'étaient parés de leurs larges
vêtements, de leurs chaussettes bleues et de leurs vastes souliers
garnis de boucles d'étain. Leurs femmes, petites, vives et sèches,
avaient tiré des armoires bien rangées leurs bonnets froncés,
leurs robes courtes à taille longue, leurs gros jupons aux amples
poches de calicot et aux ceintures garnies de ciseaux et de pelotes. Les
rieuses jeunes filles étaient attifées d'une toilette presque
antique que celle de leurs mères, à l'exception de quelques
détails nouveaux, tels que chapeaux de paille ou rubans frais à
la mode. Deux ou trois des plus jolies s'étaient hasardées
à paraître en robe blanche, grave symptôme de l'invasion
des modes citadines, et qu'on ne remarquait pas encore chez les jeunes
gens, toujours fidèles aux habits à pans carrés,
garnis de boutons brillants, et surtout à l'usage de tresser leur
rude chevelure en queues attachées avec des peaux d'anguille, puissant
cosmétique, très-fortifiant, supérieur sous tous
les rapports à certaine graisse très-célèbre
aujourd'hui.
Dans toute fête, il faut un acteur principal. Quel était
cette fois le roi de la réunion ? - Van-Tassel ? il était
trop modeste ou trop insouciant.- Ichabod Crane ? Il arrivait un peu trop
tard.- Brom Brunt, accouru, longtemps avant notre héros, sur son
cheval Darevil, comme lui plein de fougue et que seul il pouvait gouverner,
s'était évidemment emparé du premier rôle,
et il était l'objet unique de l'attention de toutes les fillettes
qui remplissaient de leurs charmant caquetage le vaste parloir de la ferme.
Mais n'anticipons pas, et commençons par jeter, avec Ichabod, un
regard sur la table à thé, centre vers lequel se tournent
tous les visages.
Une gigantesque théière, d'où s'échappent
de blancs tourbillons de vapeurs, s'élève au milieu de la
plate-forme massive ; alentour sont rangés des plats énormes
de gâteaux ; des pâtés de pommes, de pêches et
des courges ; des tranches de jambon, de buf fumé ; des compotes
de prunes, de poires, de coings ; des poulets frits et rôtis, des
bols de lait et de crème, et une si prodigieuse variété
de petits accessoires friands, brillants, attrayants, qu'il faut renoncer
à les décrire. Ichabod était ébloui. Bonne
et reconnaissante créature ! Son cur s'agrandissait avec
son amour à mesure que son estomac sentait se redoubler et s'aviver
ses désirs ; son intelligence s'exaltait en mangeant comme celle
de la plupart de autres hommes en buvant. Il roulait ses grands yeux vert
tout autour de lui de la plus étrange façon du monde, et
il s'enivrait de l'idée qu'un jour, certainement, il serait l'heureux
possesseur des sources mêmes de tout ce luxe et de toute cette splendeur.
Ah ! comme il tournerait vite alors le dos à sa vieille école
! comme il aurait plaisir à faire claquer ses doigts au nez du
vieux Hans Van-Ripper et à ceux de tous les fermiers importants
ou ridicules qui semblaient lui faire une grâce aujourd'hui en l'admettant
au bout de leur table !
Ses heureuse rêveries furent interrompues par les sons harmonieux
qui appelaient la jeunesse à la danse dans le grand vestibule.
L'orchestre se composait d'un musicien, vieux nègre à cheveux
blancs, honoré de la fonction poétique de faire sauter et
valser les habitants du pays depuis un demi-siècle. Son violon,
aussi vieux et aussi usé que lui, n'avait plus que deux ou trois
cordes couvertes de nuds. Il accompagnait chaque mouvement de son
archet d'un branlement de tête, et il n'oubliait jamais de saluer
jusqu'à terre, en frappant du pied, tout nouveau couple qui entrait
dans le cercle des danseurs.
Ichabod n'était pas moins fier de ses grâces à la
danse que de sa supériorité dans l'art du chant. Dès
qu'il se mettait à danser, ses bras, ses jambes, sa tête,
son nez, ses oreilles, toutes ses fibres tressaillaient, se démenaient,
s'évertuaient de telle façon qu'on ne savait plus sur quel
endroit de son corps reposer un regard ; c'était un tourbillon
de gestes à donner le vertige, une
dislocation universelle de toutes les jointures à faire craindre
de recevoir à travers le visage, si loin que l'on fût placé,
un bras ou une jambe de cet enragé danseur. Aussi avait-il un succès
inouï près d'une portion considérable de l'assemblée
qui fort ce genre d'exercice, c'est-à-dire des nègres de
tout âge, de toute origine, venus de fermes voisines, et formant,
derrière le cercle des invités, des pyramides de figures
luisantes, roulant le blanc de leurs grands yeux et montrant en riant
leurs doubles rangées d'ivoire d'une oreille à l'autre.
Katrina elle même riait ou souriait au spectacle extraordinaire
de cette agilité furibonde, tandis que Brom Brunt se tenait à
l'écart et semblait dévoré par l'amour et la jalousie.
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