Le Magasin Pittoresque /1856 - page 268.

Le Val Dormant / Ichabod au bal (4).


Un jour d'automne, Ichabod, distrait et rêveur, était assis sur le tabouret élevé d'où il dominait, dans son docte royaume, tous ses petits sujets. Sa main droite brandissait nonchalamment son sceptre, la férule traditionnelle ; mais la verge de justice reposait devant lui sur trois clous, contre le mur. Sa table était couverte d'articles de contrebande et d'armes défensives prohibées, pommes à demi rongées, canonnières, toupies, cages à mouches, une légion de petits papiers en forme de cocottes. Apparemment le digne magister venait de terrifier l'école par quelque châtiment exemplaire : tous les écoliers avaient la tête baissée sur leurs livres ou chuchotaient à voix très-basse, et le silence était à peine troublé par le léger bourdonnement de leurs lèvres, lorsqu'on vit entrer brusquement un nègre vêtu d'une jaquette et d'un pantalon de gros drap, la tête couverte d'un fragment de chapeau semblable au pétase de Mercure ; il tirait derrière lui, par une corde en guise de bride, un cheval hérissé, à moitié sauvage, qui avança la tête jusque dans la salle. Ichabod se leva subitement, prêt à interpeller les deux intrus ; mais le nègre s'écria qu'il était envoyé par Balt Van-Tassel, pour inviter maître Ichabod à une fête qui devait avoir lieu, à la ferme, le soir même. Après s'être acquitté de cet agréable message avec l'air d'importance et l'accentuation solennelle particuliers à tout nègre employé aux petites ambassades de cette nature, il monta sur son cheval, sauta par-dessus le ruisseau et disparut bientôt dans la vallée.

L'école, si paisible quelques secondes auparavant, éclata tout à coup en applaudissements et en clameurs ; on s'empressa de toutes parts pour venir réciter, avec une volubilité inextricable, des leçons mal apprises : l'instinct des écoliers est infaillible ; ils savaient bien, les malicieux ! que maître Ichabod ne pouvait plus se montrer sévère, et qu'eût-il même voulu ressaisir les rênes de l'autorité, il n'en aurait plus le temps. Un quart d'heure après, les livres étaient jetés pêle-mêle sur les rayons, les encriers roulaient sous les bancs renversés, et les jeunes espiègles, s'échappant comme un légion de diablotins déchaînés, allaient se culbuter, en criant, sur la pelouse.
Notre galant Ichabod n'eut garde de se souvenir que sa tâche ordinaire du jour n'était pas même à demi faite. Après avoir passé près d'un heure à sa toilette, brossant et nettoyant de son mieux son unique habit, d'un noir luisant ; après avoir longuement étudié l'expression de ses regards dans un morceau de miroir brisé, il se mit en route pour emprunter un cheval au fermier le plus voisin, vieillard hollandais, très sujet à des colère, qui s'appelait Hans Van-Ripper. Apparemment Van-Ripper était, ce jour-là, en veine de bonne humeur ; il prêta son cheval sans trop murmurer : à vrai dire, c'était un pauvre animal (le cheval !) ; épuisé au travail de la charrue il avait perdu presque tout ce qui constituait l'existence de sa jeunesse, excepté ses vices. Il était décharné ; son poil rare lui donnait un air de vieille brosse ; son cou rappelait celui du dromadaire, et sa tête celle d'un marteau ; sa queue et sa crinière en désordre étaient nattées avec de la bourre ; son œil droit avait perdu sa pupille et errait de ça et de là comme la fenêtre ronde d'une lanterne de corne, tandis que l'autre avait la vivacité d'un feu follet. Cependant, en souvenir de son ardeur éteinte et de son impétuosité des années écoulées, on l'appelait Poudre-à-Canon. Autrefois, il avait été le coursier favori de son maître, le rude Van-Ripper, qui était parvenu à infuser un peu de son propre caractère dans l'animal ; car, si vieux et si faible qu'il fût, Poudre-à-Canon avait un fond d'humeur diabolique qui le rendait plus redoutable que les jeunes pouliches les plus capricieuses de la contrée.
On peut aisément se figurer quelle bonne tournure devait avoir Ichabod, monté sur cette laide et mauvaise bête. Ses genoux s'élevaient presque à la hauteur du pommeau de la selle ; ses coudes pointus, tirés en arrière et secoués à chaque pas, faisaient l'effet des pattes d'une sauterelle qui essaye de s'envoler ; sa cravache se balançait perpendiculairement dans sa main, comme une férule ; son petit chapeau de laine descendait sur son nez, et les pans de son habit s'étalaient jusqu'à la queue de son cheval. Tout cet ensemble faisait un drôle d'amoureux.

Qu'importe ! le ciel était bleu, l'air tépide ; la nature resplendissait d'une teinte rose et dorée ; les forêts étaient colorées de brun et de jaune, sauf en quelques endroits, où les arbres les plus tendres, déjà atteints par les premiers froids, marbraient la nuance générale de leurs feuilles orangées et écarlates. Par instants, des volées de canards sauvages traversaient l'air ; on entendait le jappement de l'écureuil sur les branches du chêne et du bouleau ; les petits oiseaux chantaient, sautaient et se poursuivaient de buisson en buisson, d'arbre en arbre, empressés de piller les graines répandues en profusion autour d'eux. A travers leurs gazouillements joyeux, on entendait aussi ceux des merles ; on entrevoyait dans le fourré le pivert avec ses ailes dorées, sa crête cramoisie et sa gorge noire ; le splendide oiseau de cèdre avec ses ailes de rouge, sa queue jaune et sa petite huppe de plumes ; le geai se rengorgeant
dans son glorieux vêtement bleu de ciel, criant, bavardant, sautillant et provoquant tous les chanteurs des bois.
Ichabod contemplait avec délices ce beau spectacle de l'automne, symbole de l'abondance. Des pommes innombrables accablaient les arbres de leur poids et en courbaient les branches jusqu'à terre ; d'autres emplissaient déjà les paniers destinés au marché, ou étaient réunies en petites collines et réservées au pressoir à cidre. Plus loin, les champs de blé indien, dont les épis d'or s'entremêlaient au vert feuillage, rappelaient les gâteaux et les puddings de la ferme Van-Tassel ; les jaunes citrouilles, qui tournaient leurs ventres rebondis au soleil, n'étaient point non plus déplaisantes au regard ; et la douce odeur des ruches attirait l'imagination de notre voyageur dans la riante perspective des gâteaux à thé bien beurrés, et garnis de miel et de mélasse par les délicates mains de Katrina.
Bercé dans ces pensées nourrissantes et ces espérances sucrées, Ichabod arriva bientôt sur le sommet d'une longue colline. Le soleil inclinait lentement son disque immense vers l'occident. La surface du Tampan-Zee, calme et brillante, réfléchissait tout le spectacle de la nature, l'ombre bleue d'une montagne, quelques nuages dont les couleurs changeaient insensiblement à mesure que s'abaissaient les derniers rayons du jour, les crêtes boisées de ravins qui surplombaient en divers endroits la rivière. Au loin, on apercevait un vaisseau aux voiles pendantes, doucement balancé par la vague et parfois traversant des éclats de lumière où il semblait suspendu dans l'air.

Il était presque nuit lorsque Ichabod arriva dans le manoir de Balt Van-Tassel. La réunion était nombreuse. Les vieux fermiers à peau bronzée s'étaient parés de leurs larges vêtements, de leurs chaussettes bleues et de leurs vastes souliers garnis de boucles d'étain. Leurs femmes, petites, vives et sèches, avaient tiré des armoires bien rangées leurs bonnets froncés, leurs robes courtes à taille longue, leurs gros jupons aux amples poches de calicot et aux ceintures garnies de ciseaux et de pelotes. Les rieuses jeunes filles étaient attifées d'une toilette presque antique que celle de leurs mères, à l'exception de quelques détails nouveaux, tels que chapeaux de paille ou rubans frais à la mode. Deux ou trois des plus jolies s'étaient hasardées à paraître en robe blanche, grave symptôme de l'invasion des modes citadines, et qu'on ne remarquait pas encore chez les jeunes gens, toujours fidèles aux habits à pans carrés, garnis de boutons brillants, et surtout à l'usage de tresser leur rude chevelure en queues attachées avec des peaux d'anguille, puissant cosmétique, très-fortifiant, supérieur sous tous les rapports à certaine graisse très-célèbre aujourd'hui.
Dans toute fête, il faut un acteur principal. Quel était cette fois le roi de la réunion ? - Van-Tassel ? il était trop modeste ou trop insouciant.- Ichabod Crane ? Il arrivait un peu trop tard.- Brom Brunt, accouru, longtemps avant notre héros, sur son cheval Darevil, comme lui plein de fougue et que seul il pouvait gouverner, s'était évidemment emparé du premier rôle, et il était l'objet unique de l'attention de toutes les fillettes qui remplissaient de leurs charmant caquetage le vaste parloir de la ferme.
Mais n'anticipons pas, et commençons par jeter, avec Ichabod, un regard sur la table à thé, centre vers lequel se tournent tous les visages.
Une gigantesque théière, d'où s'échappent de blancs tourbillons de vapeurs, s'élève au milieu de la plate-forme massive ; alentour sont rangés des plats énormes de gâteaux ; des pâtés de pommes, de pêches et des courges ; des tranches de jambon, de bœuf fumé ; des compotes de prunes, de poires, de coings ; des poulets frits et rôtis, des bols de lait et de crème, et une si prodigieuse variété de petits accessoires friands, brillants, attrayants, qu'il faut renoncer à les décrire. Ichabod était ébloui. Bonne et reconnaissante créature ! Son cœur s'agrandissait avec son amour à mesure que son estomac sentait se redoubler et s'aviver ses désirs ; son intelligence s'exaltait en mangeant comme celle de la plupart de autres hommes en buvant. Il roulait ses grands yeux vert tout autour de lui de la plus étrange façon du monde, et il s'enivrait de l'idée qu'un jour, certainement, il serait l'heureux possesseur des sources mêmes de tout ce luxe et de toute cette splendeur. Ah ! comme il tournerait vite alors le dos à sa vieille école ! comme il aurait plaisir à faire claquer ses doigts au nez du vieux Hans Van-Ripper et à ceux de tous les fermiers importants ou ridicules qui semblaient lui faire une grâce aujourd'hui en l'admettant au bout de leur table !
Ses heureuse rêveries furent interrompues par les sons harmonieux qui appelaient la jeunesse à la danse dans le grand vestibule. L'orchestre se composait d'un musicien, vieux nègre à cheveux blancs, honoré de la fonction poétique de faire sauter et valser les habitants du pays depuis un demi-siècle. Son violon, aussi vieux et aussi usé que lui, n'avait plus que deux ou trois cordes couvertes de nœuds. Il accompagnait chaque mouvement de son archet d'un branlement de tête, et il n'oubliait jamais de saluer jusqu'à terre, en frappant du pied, tout nouveau couple qui entrait dans le cercle des danseurs.
Ichabod n'était pas moins fier de ses grâces à la danse que de sa supériorité dans l'art du chant. Dès qu'il se mettait à danser, ses bras, ses jambes, sa tête, son nez, ses oreilles, toutes ses fibres tressaillaient, se démenaient, s'évertuaient de telle façon qu'on ne savait plus sur quel endroit de son corps reposer un regard ; c'était un tourbillon de gestes à donner le vertige, une
dislocation universelle de toutes les jointures à faire craindre de recevoir à travers le visage, si loin que l'on fût placé, un bras ou une jambe de cet enragé danseur. Aussi avait-il un succès inouï près d'une portion considérable de l'assemblée qui fort ce genre d'exercice, c'est-à-dire des nègres de tout âge, de toute origine, venus de fermes voisines, et formant, derrière le cercle des invités, des pyramides de figures luisantes, roulant le blanc de leurs grands yeux et montrant en riant leurs doubles rangées d'ivoire d'une oreille à l'autre.
Katrina elle même riait ou souriait au spectacle extraordinaire de cette agilité furibonde, tandis que Brom Brunt se tenait à l'écart et semblait dévoré par l'amour et la jalousie.