Quand
la danse fut terminée, Ichabod fit le tour de la salle, pour recueillir
les compliments qu'il croyait avoir si bien mérités ; mais
il dut éprouver quelque désappointement : les groupes de
gens raisonnables, assis çà et là, parlaient de toute
autre chose que de ses exploits. Les uns causaient de la guerre contre
les Anglais, un gros Hollandais à barbe bleue racontait qu'il avait
presque pris une frégate anglaise avec un vieux canon de neuf livres
qu'il tirait du haut d'un rempart de boue ; malheureusement son canon
s'était crevé à la sixième décharge.
Un vieux gentilhomme avait fort habilement mis à profit son talent
en escrime, dans la bataille de Whitplains, en parant avec une petite
épée une nuée de boulets qu'il entendait siffler
autour de sa lame, et dont un seul glissa sur la poignée où
il laissa sa trace. Un autre groupe s'entretenait des visions du val Dormant,
et Ichabod, séduit par ce sujet si fécond, oublia toutes
ses prétentions à la louange publique pour écouter
un petit fermier maigre, à nez pointu, qui devisait d'une voix
gémissante à propos de cris de douleur qu'il avait souvent
entendus, disait-il, autour de l'arbre où le major André
avait été fait prisonnier ; il ajoutait que rien n'était
plus triste au monde, sinon les profonds soupirs de la femme blanche ensevelie
dans la neige, et qui, toutes les nuits du mois de décembre, s'élevaient
de terre au carrefour des Bras Rouges. Tout intéressantes que fussent
ces histoires, on en revenait toujours à parler de la légende
favorite du val Dormant, celle du cavalier hessois. Si vieux que fût
déjà ce poème fantastique, il s'enrichissait sans
cesse de quelque épisode nouveau.
Van-Flog, le forestier, avait rencontré dernièrement l'homme
sans tête qui attachait son cheval à la tombe du cimetière
; tremblant à cette rencontre imprévue, il s'était
caché dans un angle de l'église, et avait vu le Hessois
remonter sur son cheval, descendre le sentier de la colline et traverser
le petit pont de bois jeté sur le ruisseau. Personne ne mit en
doute le récit de Van-Flog, et l'on convint que de tout temps ce
chemin, ombragé de saules pleureurs, et si triste même en
plein jour, avait été une des promenades préférées
par le cavalier sans tête. Le vieux Rembracht, quoique peu crédule
d'ordinaire, avoua qu'une nuit il avait aussi fait la rencontre du Hessois
au bord de la forêt, qu'il avait été obligé
de monter en croupe derrière lui, et qu'il avait galopé
ainsi de buisson en buisson, de colline en colline, jusqu'au pont de bois,
où le malin esprit, s'étant transformé tout à
coup en squelette, l'avait jeté dans le ruisseau et s'était
enlevé vers les sommets des arbres au milieu d'un éclat
de tonnerre.
Brom Brunt, qui venait de s'arrêter près du narrateur, prit
en ce moment la parole-avec autorité, déclara qu'il tenait
cette aventure du vieux Rembracht pour la vérité même,
et raconta que, quand à lui, revenant une nuit du village de Sing-Sing,
il avait barré la route au soldat nocturne, et lui avait offert
de courir avec lui, en pariant un bol de punch. Le Hessois avait accepté
; Darevil était parvenu à dépasser le cheval fantôme,
et avait fait le tour de toute la vallée ; mais précisément
au bout du pont de l'église, le Hessois, honteux de sa défaite,
avait disparu dans un éclair de feu.
Pendant que l'on s'entretenait de ces apparitions, les lumières
s'étaient éteintes l'une après l'autre. Les figures
n'étaient plus éclairées que, d'instants en instants,
par les rapides lueurs des pipes embrasées ; les voix étaient
devenues insensiblement plus lentes et plus basses. Ichabod, attentif,
muet, plongé dans une méditation profonde, n'entendait plus
que vaguement ce qu'on disait encore de l'homme sans tête et du
pont de bois. Il rêvait tout éveillé, et ce qu'on
racontait, il le voyait.
Insensiblement tous les bruits de la fête cessèrent dans
la maison de Van-Tassel. Les vieux fermiers firent asseoir leurs familles
dans les lourds fourgons. Quelques demoiselles montèrent à
cheval escortées par leurs frères ou leurs fiancés.
Bientôt le silence ne fut plus troublé que par quelques lointains
éclat de rire mêlés aux retentissements du sabot des
chevaux heurtant les cailloux et au sourd roulement des roues. Enfin les
plus faibles sons se perdirent dans la nuit.
Un
seul des invités n'avait pas encore franchi le seuil de la porte.
Ichabod avait sollicité de Katrina quelques minutes d'entretien.
Qu'osa-t-il lui dire ? Qu'osa-t-elle répondre ? Il serait téméraire
de rien affirmer ; mais quand Ichabod sortit, son visage ne brillait plus
de fierté et d'espoir. Sans doute la jeune coquette avait rudement
malmené ses pauvres illusions. Le malheureux maître d'école
avait l'air d'un soleil dont une éclipse vient d'enlever tous les
rayons : ses oreilles tombaient à droite et à gauche ; ses
grands yeux étaient ternes ; son front était incliné
à la hauteur où s'élevait d'ordinaire son menton.
Katrina lui avait-elle nettement avoué que si elle l'avait laissé
se repaître de chimères, elle n'avait eu d'autre but que
d'exciter la jalousie de Brom Brunt ? Avait-elle eu le cruel courage de
lui faire comprendre qu'il était un sot de s'être imaginé
qu'on pût aimer un personnage de son espèce, si laid, si
gourmand et si lâche, si prétentieux et si ridicule ! Assurément
quelques paroles de cette nature peu agréable bourdonnaient autour
de la tête d'Ichabod Crane, tandis qu'il pressait du talon les flancs
de sa rosse rétive ; car il avait vraiment plutôt l'air d'un
voleur de poulailler que du héros triomphant d'une aventure d'amour.
Le paysage avait changé :Ichabod n'admirait plus ni les vergers,
ni les moissons, ni les bois, ni le fleuve, ni le ciel ; tout était
sombre autour de lui. Les eaux du Tappan-Zee, si brillantes peu d'heures
auparavant, étaient huileuses et plombées. Le vaisseau à
l'ancre lui faisait l'effet d'un spectre. Plus de chants d'oiseaux : de
loin en loin l'aboiement lugubre d'un chien de garde ou le cri strident
d'un pauvre oiseau surpris par un ennemi invisible. Quel moment eût
été plus favorable pour se délecter dans les souvenirs
des apparitions et des sortilèges qui avaient si souvent ému
et charmé l'imagination d'Ichabod ! Mais, chose étrange
! dans la disposition d'esprit où il était alors, le malencontreux
magister ne trouvait plus aucun plaisir à toute cette poésie
du démon. Il la trouvait au contraire maussade, inopportune, et
il eût bien voulu la chasser loin de lui. C'est ce qu'il essayait
vainement. Il éprouvait un certain frissonnement qui commençait
à lui faire claquer les dents et qui faillit les lui briser quand
il approcha d'un chêne célèbre dans le pays, géant
de tous les arbres qui l'entouraient, et dont les tiges tortueuses et
fantastiques eussent été assez grosses pour former des troncs
ordinaires. Cet arbres était précisément celui qui
avait été le témoin de l'histoire tragique du major
André.
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