Le Magasin Pittoresque /1856 - page 269.

Le Val Dormant / Une mauvaise rencontre (5).

 

Quand la danse fut terminée, Ichabod fit le tour de la salle, pour recueillir les compliments qu'il croyait avoir si bien mérités ; mais il dut éprouver quelque désappointement : les groupes de gens raisonnables, assis çà et là, parlaient de toute autre chose que de ses exploits. Les uns causaient de la guerre contre les Anglais, un gros Hollandais à barbe bleue racontait qu'il avait presque pris une frégate anglaise avec un vieux canon de neuf livres qu'il tirait du haut d'un rempart de boue ; malheureusement son canon s'était crevé à la sixième décharge. Un vieux gentilhomme avait fort habilement mis à profit son talent en escrime, dans la bataille de Whitplains, en parant avec une petite épée une nuée de boulets qu'il entendait siffler autour de sa lame, et dont un seul glissa sur la poignée où il laissa sa trace. Un autre groupe s'entretenait des visions du val Dormant, et Ichabod, séduit par ce sujet si fécond, oublia toutes ses prétentions à la louange publique pour écouter un petit fermier maigre, à nez pointu, qui devisait d'une voix gémissante à propos de cris de douleur qu'il avait souvent entendus, disait-il, autour de l'arbre où le major André avait été fait prisonnier ; il ajoutait que rien n'était plus triste au monde, sinon les profonds soupirs de la femme blanche ensevelie dans la neige, et qui, toutes les nuits du mois de décembre, s'élevaient de terre au carrefour des Bras Rouges. Tout intéressantes que fussent ces histoires, on en revenait toujours à parler de la légende favorite du val Dormant, celle du cavalier hessois. Si vieux que fût déjà ce poème fantastique, il s'enrichissait sans cesse de quelque épisode nouveau.
Van-Flog, le forestier, avait rencontré dernièrement l'homme sans tête qui attachait son cheval à la tombe du cimetière ; tremblant à cette rencontre imprévue, il s'était caché dans un angle de l'église, et avait vu le Hessois remonter sur son cheval, descendre le sentier de la colline et traverser le petit pont de bois jeté sur le ruisseau. Personne ne mit en doute le récit de Van-Flog, et l'on convint que de tout temps ce chemin, ombragé de saules pleureurs, et si triste même en plein jour, avait été une des promenades préférées par le cavalier sans tête. Le vieux Rembracht, quoique peu crédule d'ordinaire, avoua qu'une nuit il avait aussi fait la rencontre du Hessois au bord de la forêt, qu'il avait été obligé de monter en croupe derrière lui, et qu'il avait galopé ainsi de buisson en buisson, de colline en colline, jusqu'au pont de bois, où le malin esprit, s'étant transformé tout à coup en squelette, l'avait jeté dans le ruisseau et s'était enlevé vers les sommets des arbres au milieu d'un éclat de tonnerre.
Brom Brunt, qui venait de s'arrêter près du narrateur, prit en ce moment la parole-avec autorité, déclara qu'il tenait cette aventure du vieux Rembracht pour la vérité même, et raconta que, quand à lui, revenant une nuit du village de Sing-Sing, il avait barré la route au soldat nocturne, et lui avait offert de courir avec lui, en pariant un bol de punch. Le Hessois avait accepté ; Darevil était parvenu à dépasser le cheval fantôme, et avait fait le tour de toute la vallée ; mais précisément au bout du pont de l'église, le Hessois, honteux de sa défaite, avait disparu dans un éclair de feu.
Pendant que l'on s'entretenait de ces apparitions, les lumières s'étaient éteintes l'une après l'autre. Les figures n'étaient plus éclairées que, d'instants en instants, par les rapides lueurs des pipes embrasées ; les voix étaient devenues insensiblement plus lentes et plus basses. Ichabod, attentif, muet, plongé dans une méditation profonde, n'entendait plus que vaguement ce qu'on disait encore de l'homme sans tête et du pont de bois. Il rêvait tout éveillé, et ce qu'on racontait, il le voyait.
Insensiblement tous les bruits de la fête cessèrent dans la maison de Van-Tassel. Les vieux fermiers firent asseoir leurs familles dans les lourds fourgons. Quelques demoiselles montèrent à cheval escortées par leurs frères ou leurs fiancés. Bientôt le silence ne fut plus troublé que par quelques lointains éclat de rire mêlés aux retentissements du sabot des chevaux heurtant les cailloux et au sourd roulement des roues. Enfin les plus faibles sons se perdirent dans la nuit.

Un seul des invités n'avait pas encore franchi le seuil de la porte. Ichabod avait sollicité de Katrina quelques minutes d'entretien. Qu'osa-t-il lui dire ? Qu'osa-t-elle répondre ? Il serait téméraire de rien affirmer ; mais quand Ichabod sortit, son visage ne brillait plus de fierté et d'espoir. Sans doute la jeune coquette avait rudement malmené ses pauvres illusions. Le malheureux maître d'école avait l'air d'un soleil dont une éclipse vient d'enlever tous les rayons : ses oreilles tombaient à droite et à gauche ; ses grands yeux étaient ternes ; son front était incliné à la hauteur où s'élevait d'ordinaire son menton. Katrina lui avait-elle nettement avoué que si elle l'avait laissé se repaître de chimères, elle n'avait eu d'autre but que d'exciter la jalousie de Brom Brunt ? Avait-elle eu le cruel courage de lui faire comprendre qu'il était un sot de s'être imaginé qu'on pût aimer un personnage de son espèce, si laid, si gourmand et si lâche, si prétentieux et si ridicule ! Assurément quelques paroles de cette nature peu agréable bourdonnaient autour de la tête d'Ichabod Crane, tandis qu'il pressait du talon les flancs de sa rosse rétive ; car il avait vraiment plutôt l'air d'un voleur de poulailler que du héros triomphant d'une aventure d'amour.
Le paysage avait changé :Ichabod n'admirait plus ni les vergers, ni les moissons, ni les bois, ni le fleuve, ni le ciel ; tout était sombre autour de lui. Les eaux du Tappan-Zee, si brillantes peu d'heures auparavant, étaient huileuses et plombées. Le vaisseau à l'ancre lui faisait l'effet d'un spectre. Plus de chants d'oiseaux : de loin en loin l'aboiement lugubre d'un chien de garde ou le cri strident d'un pauvre oiseau surpris par un ennemi invisible. Quel moment eût été plus favorable pour se délecter dans les souvenirs des apparitions et des sortilèges qui avaient si souvent ému et charmé l'imagination d'Ichabod ! Mais, chose étrange ! dans la disposition d'esprit où il était alors, le malencontreux magister ne trouvait plus aucun plaisir à toute cette poésie du démon. Il la trouvait au contraire maussade, inopportune, et il eût bien voulu la chasser loin de lui. C'est ce qu'il essayait vainement. Il éprouvait un certain frissonnement qui commençait à lui faire claquer les dents et qui faillit les lui briser quand il approcha d'un chêne célèbre dans le pays, géant de tous les arbres qui l'entouraient, et dont les tiges tortueuses et fantastiques eussent été assez grosses pour former des troncs ordinaires. Cet arbres était précisément celui qui avait été le témoin de l'histoire tragique du major André.