Le Magasin Pittoresque /1856 - page 272.

Le Val Dormant /Ichabod poursuivi par le cavalier hessois. (6).

 

Ichabod fouetta son cheval en sifflant : horreur ! l'arbre lui renvoya son sifflement à travers les branches. Quelque chose de blanc apparut au milieu du tronc. Ichabod ferma les yeux. A deux cents mètres de l'arbre, un petit ruisseau traversait le chemin et courait se perdre dans une vallée marécageuse et boisée connue sous le nom de marécage de Willy. Quelques planches de bois à demi brisées servaient de pont, vis-à-vis un groupe de chênes et de châtaigniers entremêlés de vignes sauvages qui formait une masse sombre et impénétrable. C'était sous ces châtaigniers que les soldats s'étaient cachés pour épier et surprendre le major. Le cœur d'Ichabod battait avec violence : il pressa son cheval et voulut franchir le pont d'un seul saut ; mais, au lieu d'aller en droite ligne, la vieille bête obstinée fit un mouvement de côté, et se jeta contre le garde-fou. Ichabod tira la bride à droite, et l'animal s'élança, dans une direction tout opposée au chemin de l'école, à travers un bois de mûriers sauvages et de buissons de sureaux. Le pédagogue exaspéré s'escrima avec rage de la cravache et du talon contre les maigres côtes de poudre-à-Canon, qui interrompit subitement son galop, au risque de faire tomber à vingt pas son triste cavalier. Au même instant, l'oreille sensible d'Ichabod perçut le faible bruit d'un clapotement dans l'eau, et son œil avide entrevit, à travers les ombres noires du petit bois, sur la margelle du ruisseau, une forme humaine sombre, immobile ; ses cheveux se hérissèrent d'effroi. Que faire ? que devenir ? il était trop tard pour fuir : les fantômes ont des ailes. Il fit effort pour recueillir ce qui lui restait de courage et cria d'une voix tremblante :- Qui va là ? - Point de réponse. Il répéta sa question avec un accent caverneux ; - même silence. - Ichabod flagella vigoureusement Poudre-à-Canon, et, baissant la tête, entonna avec une ferveur involontaire le premier psaume venu. La forme humaine se mit en mouvement, et d'un bond se plaça au milieu du chemin. Le maître d'école vit alors que c'était un cavalier de haute taille, monté sur un cheval noir à tous crins et d'une force prodigieuse ; du reste, homme ou démon, cet être effrayant ne parut d'abord avoir aucune intention mauvaise : il se rangea du côté de l'œil aveugle de Poudre-à-Canon. Ichabod n'avait que deux ressources : ou dépasser ce compagnon suspect, ou lui laisser prendre les devants. Il tenta d'abord le grand galop ; mais mystérieux inconnu galopa à côté de lui. Ichabod tira les rênes et se mit au pas ; le fantôme fit de même. Ichabod s'arrêta ; le fantôme ne bougea plus ; et toujours le même silence ! Ichabod voulut encore chanter : sa langue desséchée refusa de lui obéir. Il se remit en marche, et en montant une colline, observant de côté la silhouette du spectre sur le ciel sombre, il remarqua qu'il était énorme, couvert d'un manteau, et, ô terreur ! qu'il n'avait pas sa tête sur ses épaules, mais qu'elle était là, devant lui, enveloppée de drap, sur le pommeau de sa selle.
Pour le coup, Ichabod, ne se possédant plus, fit pleuvoir une grêle de coups sur Poudre-à-Canon, qui, pour en finir, prit le meilleur parti, c'est-à-dire le mors aux dents ; et les deux cavaliers sautèrent par-dessus les haies, les monticules, les ruisseaux, faisant voler les pierres, jaillir les étincelles, et éclaboussant l'ombre. Bientôt apparurent, à distance, l'église sur la colline et le cimetière. La course furibonde continuait toujours ; il y eut un moment où les courroies de la selle de Poudre-à-Canon se rompirent. Ichabod n'eut que le temps d'entourer de ses deux bras le cou du vieux cheval, la selle tomba à terre, et il l'entendit broyer par les pieds du cheval spectre. L'idée de la colère de Hans Van-Ripper lui traversa l'esprit (c'était la selle des dimanches). Ce ne fut qu'un éclair : il avait bien autre chose à craindre. Du reste, son sort ne pouvait tarder à se décider : il lui restait à peine assez de force pour se cramponner à un des os les plus saillants de Poudre-à-Canon, et il bondissait sur les côtes et sur le poitrail de la maudite bête avec tant de violence qu'il craignait à chaque instant de se rompre en deux. Tout à coup un rayon vint à luire dans son âme. Une ouverture à travers les arbres lui laissa entrevoir le pont aux saules pleureurs. N'était-ce pas là que, suivant tous les récits ancien et nouveaux, le Hessois disparaissait d'ordinaire, soit en s'élevant vers les arbres, soit en plongeant dans l'eau ? Le reflet tremblant d'une étoile argentée sur la surface liquide semblait encourager son espérance.-
Que j'arrive jusque-là, se disaient Ichabod, et je serai sauvé ! En même temps il entendait le cheval noir souffler d'épuisement près de lui : il lui sembla même qu'il sentait sa chaude haleine. Etreignant de ses bras convulsifs le vieux Poudre-à-Canon, il le frappa violemment du pied, parvint enfin sur les planches résonnantes et gagna l'autre côté de la rive. Un cri de joie entr'ouvrit ses lèvres, il jetta un regard derrière lui : il allait voir le fantôme disparaître dans un éclair de feu et de soufre. Mais, ô déception ! le cavalier était encore derrière lui, et, debout sur ses étriers, s'apprêtait, l'abominable damné, à lui jeter… quoi ? - sa tête. Ichabod se baissa pour éviter l'horrible projectile ; ce fut en vain ! La tête ensorcelée heurta son crâne avec une explosion terrible, et notre héros roula dans la poussière, tandis que le cavalier spectre et Poudre-à-Canon s'éloignaient comme emportés dans un tourbillon.
Le lendemain matin on trouva le vieux cheval de Van-Ripper sans selle, sa bride sous les pieds, broutant en paix l'herbe à la porte de son maître. Les élèves vinrent à l'école vers l'heure accoutumée ; mais le maître d'école ne parut pas. Hans Van-Ripper provoqua une enquête. Après bien des recherches, on découvrit au milieu d'un champ la selle qui portait l'empreinte de deux sabots de cheval. De l'autre côté du pont, sur les bord du ruisseau, à l'endroit où l'eau était la plus noire et la plus profonde, on trouva le chapeau du malheureux Ichabod ; un peu plus loin… une citrouille meurtrie ! On explora le ruisseau ; mais le corps n'y était point.
On confia au vieil Hans Van-Ripper le soin de faire l'inventaire du pauvre maître d'école. Ce ne fut pas une longue affaire. Deux chaussures et demie, deux cols, deux paires de bas de laine, une vieille culotte râpée, un rasoir rouillé, un flageolet cassé, un livre de psaumes rempli de cornes, les histoires de sorcellerie de Cotton Mather, un livre de songes, il y avait une feuille de papier tachée et griffonnée où l'on distingua quelques vers en l'honneur de l'héritière de Van-Tassel.
Cet événement mystérieux donna lieu, comme on le pense bien, à beaucoup de suppositions. Le dimanche suivant, après la messe, un grand nombre d'habitants visitèrent le cimetière, le pont et le ruisseau : on s'arrêta et l'on fit des commentaires à l'endroit où le chapeau et la citrouille avaient été trouvés. La convictions unanime fut qu'Ichabod avait été emporté par le cavalier hessois. On le plaignit un peu ; mais comme après tout c'était un célibataire et qu'il ne devait rien à personne, on cessa bientôt de se troubler l'esprit à son sujet, on transporta l'école dans une autre partie de la vallée et on appela pour la diriger un autre pédagogue. Seulement, depuis cette époque, les ruines de l'ancienne école commencèrent à être hantées par des esprits dont l'un, disait-on, ressemblait trait pour trait à l'infortuné Ichabod : ce n'était pas le plus beau.
Les lecteurs devinent que Brom Brunt ne tarda pas beaucoup à conduire en triomphe à l'autel la jolie héritière de Van-Tassel. Il riait aux éclats quand on venait à parler d'Ichabod et de la citrouille, à la grande indignation des vieilles Hollandaises, qui frissonnaient de terreur au souvenir de la terrible mort du magister, qu'aucune d'elle ne révoquait en doute.
L'auteur de cette histoire ajoute toutefois qu'un vieux fermier, ayant fait un voyage à New-York, prétendit, à son retour, que maître Ichabod vivait encore, qu'il avait renoncé à sa profession pour étudier les lois ; qu'il avait joué un certain rôle au barreau, était devenu ensuite homme politique, électeur, journaliste, et finalement greffier à la cour de justice de Baltimore.

 

- Le Val Dormant. Le Magasin Pittoresque / 1856. - Washington Irving.