Ichabod fouetta
son cheval en sifflant : horreur ! l'arbre lui renvoya son sifflement
à travers les branches. Quelque chose de blanc apparut au milieu
du tronc. Ichabod ferma les yeux. A deux cents mètres de l'arbre,
un petit ruisseau traversait le chemin et courait se perdre dans une
vallée marécageuse et boisée connue sous le nom
de marécage de Willy. Quelques planches de bois à demi
brisées servaient de pont, vis-à-vis un groupe de chênes
et de châtaigniers entremêlés de vignes sauvages
qui formait une masse sombre et impénétrable. C'était
sous ces châtaigniers que les soldats s'étaient cachés
pour épier et surprendre le major. Le cur d'Ichabod battait
avec violence : il pressa son cheval et voulut franchir le pont d'un
seul saut ; mais, au lieu d'aller en droite ligne, la vieille bête
obstinée fit un mouvement de côté, et se jeta contre
le garde-fou. Ichabod tira la bride à droite, et l'animal s'élança,
dans une direction tout opposée au chemin de l'école,
à travers un bois de mûriers sauvages et de buissons de
sureaux. Le pédagogue exaspéré s'escrima avec rage
de la cravache et du talon contre les maigres côtes de poudre-à-Canon,
qui interrompit subitement son galop, au risque de faire tomber à
vingt pas son triste cavalier. Au même instant, l'oreille sensible
d'Ichabod perçut le faible bruit d'un clapotement dans l'eau,
et son il avide entrevit, à travers les ombres noires du
petit bois, sur la margelle du ruisseau, une forme humaine sombre, immobile
; ses cheveux se hérissèrent d'effroi. Que faire ? que
devenir ? il était trop tard pour fuir : les fantômes ont
des ailes. Il fit effort pour recueillir ce qui lui restait de courage
et cria d'une voix tremblante :- Qui va là ? - Point de réponse.
Il répéta sa question avec un accent caverneux ; - même
silence. - Ichabod flagella vigoureusement Poudre-à-Canon, et,
baissant la tête, entonna avec une ferveur involontaire le premier
psaume venu. La forme humaine se mit en mouvement, et d'un bond se plaça
au milieu du chemin. Le maître d'école vit alors que c'était
un cavalier de haute taille, monté sur un cheval noir à
tous crins et d'une force prodigieuse ; du reste, homme ou démon,
cet être effrayant ne parut d'abord avoir aucune intention mauvaise
: il se rangea du côté de l'il aveugle de Poudre-à-Canon.
Ichabod n'avait que deux ressources : ou dépasser ce compagnon
suspect, ou lui laisser prendre les devants. Il tenta d'abord le grand
galop ; mais mystérieux inconnu galopa à côté
de lui. Ichabod tira les rênes et se mit au pas ; le fantôme
fit de même. Ichabod s'arrêta ; le fantôme ne bougea
plus ; et toujours le même silence ! Ichabod voulut encore chanter
: sa langue desséchée refusa de lui obéir. Il se
remit en marche, et en montant une colline, observant de côté
la silhouette du spectre sur le ciel sombre, il remarqua qu'il était
énorme, couvert d'un manteau, et, ô terreur ! qu'il n'avait
pas sa tête sur ses épaules, mais qu'elle était
là, devant lui, enveloppée de drap, sur le pommeau de
sa selle.
Pour le coup, Ichabod, ne se possédant plus, fit pleuvoir une
grêle de coups sur Poudre-à-Canon, qui, pour en finir,
prit le meilleur parti, c'est-à-dire le mors aux dents ; et les
deux cavaliers sautèrent par-dessus les haies, les monticules,
les ruisseaux, faisant voler les pierres, jaillir les étincelles,
et éclaboussant l'ombre. Bientôt apparurent, à distance,
l'église sur la colline et le cimetière. La course furibonde
continuait toujours ; il y eut un moment où les courroies de
la selle de Poudre-à-Canon se rompirent. Ichabod n'eut que le
temps d'entourer de ses deux bras le cou du vieux cheval, la selle tomba
à terre, et il l'entendit broyer par les pieds du cheval spectre.
L'idée de la colère de Hans Van-Ripper lui traversa l'esprit
(c'était la selle des dimanches). Ce ne fut qu'un éclair
: il avait bien autre chose à craindre. Du reste, son sort ne
pouvait tarder à se décider : il lui restait à
peine assez de force pour se cramponner à un des os les plus
saillants de Poudre-à-Canon, et il bondissait sur les côtes
et sur le poitrail de la maudite bête avec tant de violence qu'il
craignait à chaque instant de se rompre en deux. Tout à
coup un rayon vint à luire dans son âme. Une ouverture
à travers les arbres lui laissa entrevoir le pont aux saules
pleureurs. N'était-ce pas là que, suivant tous les récits
ancien et nouveaux, le Hessois disparaissait d'ordinaire, soit en s'élevant
vers les arbres, soit en plongeant dans l'eau ? Le reflet tremblant
d'une étoile argentée sur la surface liquide semblait
encourager son espérance.-
Que j'arrive jusque-là, se disaient Ichabod, et je serai sauvé
! En même temps il entendait le cheval noir souffler d'épuisement
près de lui : il lui sembla même qu'il sentait sa chaude
haleine. Etreignant de ses bras convulsifs le vieux Poudre-à-Canon,
il le frappa violemment du pied, parvint enfin sur les planches résonnantes
et gagna l'autre côté de la rive. Un cri de joie entr'ouvrit
ses lèvres, il jetta un regard derrière lui : il allait
voir le fantôme disparaître dans un éclair de feu
et de soufre. Mais, ô déception ! le cavalier était
encore derrière lui, et, debout sur ses étriers, s'apprêtait,
l'abominable damné, à lui jeter
quoi ? - sa tête.
Ichabod se baissa pour éviter l'horrible projectile ; ce fut
en vain ! La tête ensorcelée heurta son crâne avec
une explosion terrible, et notre héros roula dans la poussière,
tandis que le cavalier spectre et Poudre-à-Canon s'éloignaient
comme emportés dans un tourbillon.
Le lendemain matin on trouva le vieux cheval de Van-Ripper sans selle,
sa bride sous les pieds, broutant en paix l'herbe à la porte
de son maître. Les élèves vinrent à l'école
vers l'heure accoutumée ; mais le maître d'école
ne parut pas. Hans Van-Ripper provoqua une enquête. Après
bien des recherches, on découvrit au milieu d'un champ la selle
qui portait l'empreinte de deux sabots de cheval. De l'autre côté
du pont, sur les bord du ruisseau, à l'endroit où l'eau
était la plus noire et la plus profonde, on trouva le chapeau
du malheureux Ichabod ; un peu plus loin
une citrouille meurtrie
! On explora le ruisseau ; mais le corps n'y était point.
On confia au vieil Hans Van-Ripper le soin de faire l'inventaire du
pauvre maître d'école. Ce ne fut pas une longue affaire.
Deux chaussures et demie, deux cols, deux paires de bas de laine, une
vieille culotte râpée, un rasoir rouillé, un flageolet
cassé, un livre de psaumes rempli de cornes, les histoires de
sorcellerie de Cotton Mather, un livre de songes, il y avait une feuille
de papier tachée et griffonnée où l'on distingua
quelques vers en l'honneur de l'héritière de Van-Tassel.
Cet événement mystérieux donna lieu, comme on le
pense bien, à beaucoup de suppositions. Le dimanche suivant,
après la messe, un grand nombre d'habitants visitèrent
le cimetière, le pont et le ruisseau : on s'arrêta et l'on
fit des commentaires à l'endroit où le chapeau et la citrouille
avaient été trouvés. La convictions unanime fut
qu'Ichabod avait été emporté par le cavalier hessois.
On le plaignit un peu ; mais comme après tout c'était
un célibataire et qu'il ne devait rien à personne, on
cessa bientôt de se troubler l'esprit à son sujet, on transporta
l'école dans une autre partie de la vallée et on appela
pour la diriger un autre pédagogue. Seulement, depuis cette époque,
les ruines de l'ancienne école commencèrent à être
hantées par des esprits dont l'un, disait-on, ressemblait trait
pour trait à l'infortuné Ichabod : ce n'était pas
le plus beau.
Les lecteurs devinent que Brom Brunt ne tarda pas beaucoup à
conduire en triomphe à l'autel la jolie héritière
de Van-Tassel. Il riait aux éclats quand on venait à parler
d'Ichabod et de la citrouille, à la grande indignation des vieilles
Hollandaises, qui frissonnaient de terreur au souvenir de la terrible
mort du magister, qu'aucune d'elle ne révoquait en doute.
L'auteur de cette histoire ajoute toutefois qu'un vieux fermier, ayant
fait un voyage à New-York, prétendit, à son retour,
que maître Ichabod vivait encore, qu'il avait renoncé à
sa profession pour étudier les lois ; qu'il avait joué
un certain rôle au barreau, était devenu ensuite homme
politique, électeur, journaliste, et finalement greffier à
la cour de justice de Baltimore.
- Le Val
Dormant. Le Magasin Pittoresque / 1856. - Washington Irving.